Environ la moitié des entreprises américaines demandent, lorsqu’elles recrutent, que les candidats fournissent un credit report, c’est-à-dire leur vie financière couchée sur papier : combien ont-ils de cartes de crédit ? D’emprunts en cours ? De demandes effectuées depuis un an ? Mais aussi leurs amendes, leurs factures non payées, leurs éventuelles banqueroutes, procès, expulsions, etc. Toutes ces données sont initialement destinées à être fournies à d’éventuels prêteurs pour qu’ils jugent de leur risque, et établissent un credit score. Toutefois, elles sont depuis longtemps sorties du seul domaine bancaire, tant le credit report comme le credit score sont considérés comme des résumés de la qualité financière et morale des personnes.
La sociologue Barbara Kiviat vient de publier un article sur l’utilisation de ces données par les entreprises. Elle explique que les recruteurs ont besoin d’un storytelling pour donner sens à ces pages d’informations: ils ne se limitent pas à voir que quelqu’un n’a pas remboursé un crédit, mais veulent savoir pourquoi. Les employeurs ont donc accès aux modes de dépense des candidats, et s’en servent pour décider ou non de les embaucher, car ils estiment pouvoir y lire la valeur morale des personnes, aussi bien que leur propension à piquer dans la caisse.
En septembre, Elizabeth Warren, sénatrice dont j’ai déjà parlé, et Steven Cohen, un élu de la chambre des représentants, ont présenté une loi pour interdire aux employeurs l’accès à ces données. Ceci dans un contexte de scandale : Le credit bureau Equifax a été hacké au printemps dernier. Les hackers ont à leur disposition les numéros de sécurité sociale et les dates de naissance de 145 millions de personnes. Ils peuvent ainsi ouvrir des comptes, prendre des cartes de crédit au nom de ces personnes, qui en plus de devoir prouver qu’elles ne sont pas responsables de ces dettes auront un problème beaucoup plus grave : leur credit score va être ruiné. Or celui-ci est parmi les biens les plus précieux dont dispose un adulte américain. Le PDG d’Equifax a dû démissionner, et les bureaux de crédit sont sous le feu des critiques.
La mise en chiffre de la vie financière des Américains et leur publicité n’est pas une chose nouvelle, mais elle s’est accélérée depuis une vingtaine d’année avec l’essor du credit score. Martha Poon a montré que dans les années 1990, deux mathématiciens, M. Fair et M. Isaac, qui avait fondé la compagnie FairIsaac and CO, ont convaincu les trois grands credit bureaus d’utiliser le même algorithme, qui a acquis un immense renom sous le nom de FICO Score. Le FICO score est devenu ultra puissant à partir du moment où il a eu le monopole de la mesure du risque d’un emprunteur. Jusque là, il existait plusieurs scores, les banques en avaient, et chaque crédit bureau faisait son calcul (en France, les banques font des scores de risque, mais ils sont internes). Lorsqu’un seul outil de calcul s’est imposé, quelques soient ses limites, il est la mesure. La sociologie de la quantification a amplement démontré ces phénomènes. Ainsi, les classements d’université par certains journaux américains sont devenus la mesure suprême de leur valeur pour les étudiants ; l’efficacité des policiers est évaluée avec quelques indicateurs chiffrés (ceux qui connaissent The Wire sont familiers de cette politique répondant au doux nom de Compstat, inventée à NY, dite d’ « accountability », ou de « rendre des comptes », qui consiste à classer les commissariats en fonction de leurs taux d’élucidation des crimes. La France l’a d’ailleurs importée). C’est dans la finance que le phénomène est le plus prononcé, avec les lettres désormais très célèbres des agences de notation, allant du triple A au triple C (le D est réservé aux défauts de paiement), notes qui peuvent concerner aussi bien les pays que les actions émises par une entreprise.
Dans tous ces exemples, plusieurs mesures sont initialement en concurrence, elles donnent plus de poids à tel ou tel critère, combinent des aspects qualitatifs et quantitatifs, puis pour des raisons diverses, l’une de ces mesures prend le dessus, rien ne dit que c’est la plus juste, mais puisque c’est celle que tout le monde utilise, c’est celle qui dit la vérité, et c’est à ses critères qu’il faut se plier. Cela est vrai pour les universités, dont certaines ont essayé de résister aux critères des journaux qui les classent, qu’elles trouvaient mal adaptées. Mais le marché (en l’occurrence les étudiants et leurs familles, qui, rappelez-vous, paient cher pour y être) ne voulait entendre aucun autre critère, elles ont été forcées de rentrer dans le jeu. Pour le credit score, c’est pareil, les Américains apprennent très jeune qu’il est important de le soigner, de bien se comporter pour qu’il ne diminue pas, car si c’est le cas, non seulement le crédit sera plus cher, les taux d’intérêts étant ajustés au score, mais surtout vous passerez pour quelqu’un de peu de valeur morale. C’est bien cela que les employeurs veulent savoir : s’ils vérifient l’histoire de crédit des personnes, c’est pour savoir si celles-ci sont rigoureuses, considérant donc que l’absence de problèmes financiers provient de la volonté individuelle (ci-dessous une gravure du 19e siècle pour promouvoir la caisse d’épargne, qui prouve que cette question n’a rien de contemporaine, mais elle se pose désormais avec d’autres outils techniques).
Le score, et les credit report, ont des effets sur l’ensemble de la vie des personnes : le NY Times rapportait il y a quelques années son rôle dans la vie amoureuse, à l’aide de témoignages de personnes s’étant fait éconduire car leur score était trop mauvais. L’emploi est, comme je l’ai dit plus haut, également en jeu, ainsi qu’évidemment l’accès au crédit, dans un monde socio-économique où celui-ci est essentiel. C’est pour cela que Marion Fourcade et Kieran Healy considèrent que le score influence les « chances de vie » des personnes. C’est donc au-delà de la richesse ou de la pauvreté – même s’il est plus facile d’avoir un bon score lorsque l’on est riche ! – c’est l’histoire de crédit des personnes qu’ils portent comme un boulet. Car le système de crédit aux Etats-Unis n’est pas binaire (oui ou non) on pourrait plutôt le décrire comme un système continu où on vous répond toujours oui, mais le prix et les conditions changent.
D’ailleurs le web regorge de sites donnant des conseils pour avoir un bon score, les sites des credit bureaus comme celui de FICO ne sont pas avares de « trucs » pour améliorer celui-ci (ci-dessus un exemple, qui explique comment emprunter, “slightly but regularly” pour construire son score). Car ne pas emprunter n’est pas la solution. Par exemple, si vous souhaitez demander un crédit immobilier, il faut absolument avoir déjà eu des cartes de crédit, afin de vous être constitué une « credit history ». En effet, le score ne mesure pas des éléments socio-économiques comme le font les banques françaises (du type emploi, niveau de salaire, adresse). Ces éléments sont en fait interdits par la loi car jugés discriminants. Dès lors, les seuls éléments pris en compte sont relatifs aux comportements passés. L’intérêt du score pour les prêteurs est sa rapidité : un seul chiffre permet théoriquement aux prêteurs de savoir quel niveau de risque ils prennent. Cela autorise à répondre très vite aux clients, y compris pour les crédits immobiliers. La crise des subprimes a montré les limites du système. Pourtant, il reste central dans la vie des Américains et semble avoir de beaux jours devant lui, tant le crédit reste bien souvent le moyen de compenser l’absence de protections collectives.