Un nouveau site

Mes aventures aux Etats-Unis n’ayant pas encore repris, je fais un peu de publicité pour un nouveau site que je viens de lancer avec mes collègues couverture biaisHenri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Olivier Pilmis et Etienne Nouguez, sur un sujet assez différent : celui du comportementalisme.

Ce site accompagne un ouvrage que nous avons écrit sur le sujet, et comporte notamment un blog sur lequel nous discutons d’exemples de mise en oeuvre des techniques comportementales et du nudge dans les politiques publiques.

L’adresse du site : https://lebiaiscomportementaliste.wordpress.com/

Back in Paris

Me voilà de retour à Paris. Retour aux euros, à ma carte bancaire française, plus besoin d’ajouter mentalement aux prix les 10 % de taxes, rdv chez les médecins pour les enfants sans me demander combien il me restera à payer après l’assurance (des factures d’assurance de cet été m’attendaient d’ailleurs – la dame n’avait jamais rappelé, mais ça ne veut pas dire qu’ils m’avaient oubliée), bref, retour à un monde qui ne me semble pas exotique, la banalité de l’habitude.

J’ai délaissé ce blog ces dernières semaines, la fin du séjour à Chicago était chargée, dire au revoir à nos amis là-bas, préparer les bagages, et profiter le plus possible de la bibliothèque, sans compter quelques vacances. Pourtant j’ai pris goût à la chose, et je suis loin d’avoir épuisé le sujet. Ainsi, la réforme fiscale qui vient d’être signée par Trump aurait eu de quoi remplir des pages et des pages. J’aurais par exemple pu parler des spots publicitairesCapture d_écran 2018-01-10 à 21.38.35 diffusés ces dernières semaines pour soutenir la réforme des impôts des républicains. Sous le slogan « bring the middle class back », un ouvrier licencié explique que ses malheurs viennent de la délocalisation des emplois, et qu’après la réforme des impôts, les sociétés, allégées de leur fardeau fiscal, resteront sur le territoire et lui rendront son travail.  Il y a aussi les contre-spots.

J’aurais aussi pu parler des inquiétudes qu’ont connues les universités quand dans la première version du projet de loi il était question de considérer l’exonération des droits d’inscription des étudiants comme un revenu, et de les en taxer, ce qui serait revenu en gros à diminuer leurs salaires par deux.

J’aurais aussi pu parler du fait que Trump et sa famille vont, selon les calculs du NY Times, gagner 11 millions de dollars grâce à cette réforme.

Mais si j’avais pris le temps de vraiment parler de la réforme fiscale sous un angle sociologique, ce qui m’aurait intéressé est surtout la stratification sociale que cette réforme dessine : au nom de la défense de la « classe moyenne », on s’en prend aux plus pauvres (à travers les coupes à venir dans les budgets sociaux) et aux urbains aisés (qui verront leurs impôts parfois exploser du fait de la mise en place d’un plafond sur la déduction des impôts locaux), présentés comme mondialistes, profiteurs et individualistes (une photo de Chicago, qui comme la plupart des grandes villes, a voté à une écrasante majorité pour Clinton, et qui verra une partie importante de ses habitants payer plus d’impôts après la réforme), mais les très riches sont épargnés, car jugés trop puissants pour qu’on ne leur cède pas, et surtout présentés comme les bienfaiteurs de la classe moyenne oubliée. Bien sûr, les alliances ne sont pas seulement économiques, il y a aussi la religion, la suprématie blanche, le rapport à l’environnement, qui conduit des pans entiers de la population à soutenir Trump et à voter pour les Républicains.

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Ces alliances ne sont pas limitées aux Etats-Unis, et rappellent celles qui liaient paysans et seigneurs contre les hordes urbaines, et interroge bien sûr la gauche, qui ne semble pas capable d’aider la « classe moyenne ». Aux Etats-Unis comme en France les villes les plus riches sont plus progressistes, et les démocrates cherchent comment parler aux ouvriers.

Tout ça pour dire que je continue à observer l’argent pour lui poser des questions sociologiques et politiques : comment s’organise-t-on ? Qu’est-ce qui est jugé juste ? Comment les rapports sociaux sont-ils structurés ? Quelles sont les places de chacun ? Et surtout, dans quelle mesure les transformations de la finance et de sa place croissante se traduisent-elles par des transformations sociales ?

Mais je reprends mon observation depuis Paris, avec un regard qui aura peut-être un tout petit peu changé, et se sera, je l’espère, enrichi.

Credit score

Environ la moitié des entreprises américaines demandent, lorsqu’elles recrutent, que les candidats fournissent un credit report, c’est-à-dire leur vie financière couchée sur papier : combien ont-ils de cartes de crédit ? D’emprunts en cours ? De demandes effectuées depuis un an ? Mais aussi leurs amendes, leurs factures non payées, leurs éventuelles banqueroutes, procès, expulsions, etc. Toutes ces données sont initialement destinées à être fournies à d’éventuels prêteurs pour qu’ils jugent de leur risque, et établissent un credit score. Toutefois, elles sont depuis longtemps sorties du seul domaine bancaire, tant le credit report comme le credit score sont considérés comme des résumés de la qualité financière et morale des personnes.

La sociologue Barbara Kiviat vient de publier un article sur l’utilisation de ces données par les entreprises. Elle explique que les recruteurs ont besoin d’un storytelling pour donner sens à ces pages d’informations: ils ne se limitent pas à voir que quelqu’un n’a pas remboursé un crédit, mais veulent savoir pourquoi. Les employeurs ont donc accès aux modes de dépense des candidats, et s’en servent pour décider ou non de les embaucher, car ils estiment pouvoir y lire la valeur morale des personnes, aussi bien que leur propension à piquer dans la caisse.

En septembre, Elizabeth Warren, sénatrice dont j’ai déjà parlé, et Steven Cohen, un élu de la chambre des représentants, ont présenté une loi pour interdire aux employeurs l’accès à ces données. Ceci dans un contexte de scandale : Le credit bureau Equifax a été hacké au printemps dernier. Les hackers ont à leur disposition les numéros de sécurité sociale et les dates de naissance de 145 millions de Résultats de recherche d'images pour « equifax hacking »personnes. Ils peuvent ainsi ouvrir des comptes, prendre des cartes de crédit au nom de ces personnes, qui en plus de devoir prouver qu’elles ne sont pas responsables de ces dettes auront un problème beaucoup plus grave : leur credit score va être ruiné. Or celui-ci est parmi les biens les plus précieux dont dispose un adulte américain. Le PDG d’Equifax a dû démissionner, et les bureaux de crédit sont sous le feu des critiques.

La mise en chiffre de la vie financière des Américains et leur publicité n’est pas une chose nouvelle, mais elle s’est accélérée depuis une vingtaine d’année avec l’essor du credit score. Martha Poon a montré que dans les années 1990, deux mathématiciens, M. Fair et M. Isaac, qui avait fondé la compagnie FairIsaac and CO, ont convaincu les trois grands credit bureaus d’utiliser le même algorithme, qui a acquis un immense renom sous le nom de FICO Score. Le FICO score est devenu ultra puissant à partir du moment où il a eu le monopole de la mesure du risque d’un emprunteur. Jusque là, il existait plusieurs scores, les banques en avaient, et chaque crédit bureau faisait son calcul (en France, les banques font des scores de risque, mais ils sont internes). Lorsqu’un seul outil de calcul s’est imposé, quelques soient ses limites, il est la mesure. La sociologie de la quantification a amplement démontré ces phénomènes. Ainsi, les classements d’université par certains journaux américains sont devenus la mesure suprême de leur valeur pour les étudiants ; l’efficacité des policiers est évaluée avec quelques indicateurs chiffrés (ceux qui connaissent The Wire sont familiers de cette politique répondant au doux nom de Compstat, inventée à NY, dite d’ « accountability », ou de « rendre des comptes », qui consiste à classer les Résultats de recherche d'images pour « compstat »commissariats en fonction de leurs taux d’élucidation des crimes. La France l’a d’ailleurs importée). C’est dans la finance que le phénomène est le plus prononcé, avec les lettres désormais très célèbres des agences de notation, allant du triple A au triple C (le D est réservé aux défauts de paiement), notes qui peuvent concerner aussi bien les pays que les actions émises par une entreprise.

Dans tous ces exemples, plusieurs mesures sont initialement en concurrence, elles donnent plus de poids à tel ou tel critère, combinent des aspects qualitatifs et quantitatifs, puis pour des raisons diverses, l’une de ces mesures prend le dessus, rien ne dit que c’est la plus juste, mais puisque c’est celle que tout le monde utilise, c’est celle qui dit la vérité, et c’est à ses critères qu’il faut se plier. Cela est vrai pour les universités, dont certaines ont essayé de résister aux critères des journaux qui les classent, qu’elles trouvaient mal adaptées. Mais le marché (en l’occurrence les étudiants et leurs familles, qui, rappelez-vous, paient cher pour y être) ne voulait entendre aucun autre critère, elles ont été forcées de rentrer dans le jeu. Pour le credit score, c’est pareil, les Américains apprennent très jeune qu’il est important de le soigner, de bien se comporter pour qu’il ne diminue pas, car si c’est le cas, non seulement le crédit sera plus cher, les taux d’intérêts étant ajustés au score, mais surtout vous passerez pour quelqu’un de peu de valeur morale. C’est bien cela que les employeurs veulent savoir : s’ils vérifient l’histoire de crédit des personnes, c’est pour savoir si celles-ci sont rigoureuses, considérant donc que l’absence de problèmes financiers provient de la volonté individuelle (ci-dessous une gravure du 19e siècle pour promouvoir la caisse d’épargne, qui prouve que cette question n’a rien de contemporaine, mais elle se pose désormais avec d’autres outils techniques). caisse-d'épargne2

Le score, et les credit report, ont des effets sur l’ensemble de la vie des personnes : le NY Times rapportait il y a quelques années son rôle dans la vie amoureuse, à l’aide deCapture d_écran 2017-10-18 à 04.31.43 témoignages de personnes s’étant fait éconduire car leur score était trop mauvais. L’emploi est, comme je l’ai dit plus haut, également en jeu, ainsi qu’évidemment l’accès au crédit, dans un monde socio-économique où celui-ci est essentiel. C’est pour cela que Marion Fourcade et Kieran Healy considèrent que le score influence les « chances de vie » des personnes. C’est donc au-delà de la richesse ou de la pauvreté – même s’il est plus facile d’avoir un bon score lorsque l’on est riche ! – c’est l’histoire de crédit des personnes qu’ils portent comme un boulet. Car le système de crédit aux Etats-Unis n’est pas binaire (oui ou non) on pourrait plutôt le décrire comme un système continu où on vous répond toujours oui, mais le prix et les conditions changent.

D’ailleurs le web regorge de sites donnant des conseils pour avoir un bon score, les sites des credit bureaus comme celui de FICO ne sont pas avares de « trucs » pour améliorer celui-ci (ci-dessus un exemple, qui explique comment emprunter, “slightly but regularly” pour construire son score). Car ne pas emprunter n’est pas la solution. Par exemple, si vous souhaitez demander un crédit immobilier, il faut absolument avoir déjà eu des cartes de crédit, afin de vous être constitué une « credit history ».Résultats de recherche d'images pour « fico score composition » En effet, le score ne mesure pas des éléments socio-économiques comme le font les banques françaises (du type emploi, niveau de salaire, adresse). Ces éléments sont en fait interdits par la loi car jugés discriminants. Dès lors, les seuls éléments pris en compte sont relatifs aux comportements passés. L’intérêt du score pour les prêteurs est sa rapidité : un seul chiffre permet théoriquement aux prêteurs de savoir quel niveau de risque ils prennent. Cela autorise à répondre très vite aux clients, y compris pour les crédits immobiliers. La crise des subprimes a montré les limites du système. Pourtant, il reste central dans la vie des Américains et semble avoir de beaux jours devant lui, tant le crédit reste bien souvent le moyen de compenser l’absence de protections collectives.

 

Pourboires

Aux Etats-Unis, il faut donner des pourboires (ce post est dédié à mon amie Carinne, témoin d’une des plus grandes hontes de ma vie, il y a quelques années dans un « bar cool » de Los Angeles). C’est l’une des premières règles que l’on apprend avant même de se rendre aux USA. Il m’est par ailleurs fréquemment arrivé que mes amis Américains me la rappellent l’air de rien, sachant sans doute la réputation des Français qui ne « tip » jamais https://img.buzzfeed.com/buzzfeed-static/static/2014-06/29/11/enhanced/webdr11/original-3165-1404054756-14.jpg?downsize=715:*&output-format=auto&output-quality=autosuffisamment. Ceci dit, la mise en œuvre nécessite un peu d’expérience : à qui, quand, comment, et surtout combien ? CNN propose ici un « U.S. tipping guide », assez utile, et qui rappelle notamment que la pratique a été controversée au point d’être bannie dans 6 Etats au début du 20e siècle. Elle relève toutefois désormais de l’évidence, avec environ 40 Milliards de dollars annuels de tip rien que pour les restaurants. Pourtant, les voix sont toujours nombreuses pour demander que les personnes payées au pourboire reçoivent un salaire supérieur de leur employeur, et que des taxes s’appliquent sur celui-ci. Ce salaire fixe est en fait très variable selon les Etats, la loi sur le salaire minimum offre la possibilité de mettre en place un « tip credit », qui diminue d’autant le salaire horaire obligatoire (celui chute alors à 2,13 dollars). Certains Etats n’appliquent pas ce système et imposent un salaire minimum équivalent aux autres emplois. C’est en Californie que les serveurs sont le mieux lotis, si l’on peut dire, avec un salaire minimum de 10, 50 dollars dans les entreprises de plus de 26 salariés.

Reste à savoir combien donner. 10, 15, 30 % ? Le système est bien rodé dans beaucoup de restaurants, qui avec la note proposent des montants de tip au choix, 15%, 20%, 25%. Le tip ne nécessite d’ailleurs pas de cash, on ajoute sur le ticket de carte bancaire le montant que l’on souhaite laisser.

Il existe des travaux d’économie sur la question du pourboire, qui permettent de dire qui donne plus, à qui, dans quelles circonstances. C’est assez instructif. Par exemple, on donnerait moins aux serveurs qui restent droits qu’à ceux qui se fléchissent pour être à la hauteur des clients. De même porter du rouge attirerait davantage de rétribution. Cela contribue d’ailleurs à mettre de l’eau au moulin des opposants du pourboire, qui jugent la pratique discriminatoire – les enquêtes montrent en effet que le montant laissé varie selon des critères qui ne pourraient être plaidés devant les prud’hommes. Mais surtout, l’enjeu est la rémunération des personnes, qui est démontrée être plus basse lorsqu’elle est essentiellement basée sur les pourboires, sans compter l’absence de couverture sociale lié à ce mode de paiement.

ban tipping

Du point de vue de la sociologie de l’argent, la pratique du pourboire est intéressante, car il s’agit d’une forme de paiement qui distingue l’achat de bien de l’achat de service. En outre, le pourboire est de l’argent qui va directement à la personne qui le reçoit, contrairement à la plupart des paiements que l’on effectue dans la vie quotidienne pour lesquels nous payons via un employé, qui reçoit ensuite son salaire de son employeur (c’est le cas au supermarché par exemple). Ainsi, donner un pourboire nécessite une forme de mise en scène : on le donne parfois directement dans la main, pour les chauffeurs de taxi, mais très souvent on le pose, sur une table, dans une enveloppe, ou dans un pot à côté de la caisse (parfois affublé d’un petit message invitant avec humour le client à être généreux), dans les lieux de self-service notamment.

Plusieurs sociologues ont travaillé en France sur ce que la rémunération par les pourboires fait au travail. Léonie Hénaut et Gabrielle Pinna parlent de « métiers à pourboire », tant pour elle le métier est transformé par la tension que crée la nécessité de satisfaire les clients pour obtenir le pourboire le plus élevé. Amélie Beaumont s’est fait embaucher comme groom dans un hôtel de luxe, et a montré la centralité des pourboires dans la vie des salariés d’hôtel. Non seulement explique-t-elle, il faut que le client soit content du service, mais il faut aussi que celui-ci soit visible (par exemple plutôt que de glisser un document sous la porte, frapper pour le donner en main propre). En ce sens, la hiérarchie des salariés d’hôtel correspond à celle de la proximité avec les clients et de la possibilité ou non d’obtenir un pourboire. Car un autre élément clé est que le client doit avoir le temps de donner de l’argent. Les personnes qu’elle suit sont passées maîtres en la matière, par exemple en téléphonant avant de monter apporter un paquet puis en marchant doucement pour laisser le temps au client de préparer son pourboire. Bien sûr, tout cela doit se faire avec tact, et jamais les employés ne doivent donner l’impression qu’ils attendent de l’argent, ni sembler donner trop d’importance à celui qu’on leur tend.

Résultats de recherche d'images pour « hotel de luxe pourboire »

Son analyse est encore plus intéressante en ce qu’elle montre que l’argent des pourboires est « marqué » par son origine. Il est dépensé très différemment de celui du salaire, comme un argent exceptionnel, qui sert à une consommation parfois luxueuse, se rapprochant de celle des clients. Notons que cette étude a eu lieu dans un hôtel français, les salariés reçoivent donc un salaire fixe bien plus élevé que celui de leurs équivalents aux Etats-Unis, il faudrait vérifier que ce marquage existe aussi lorsque le pourboire représente la majeure partie des revenus.

Les nouvelles formes d’emploi vont-elles changer la pratique du pourboire ou en sont-elles plutôt la continuité ? Les serveurs américains peuvent s’apparenter à des sortes d’auto-entrepreneurs, puisqu’ils doivent négocier avec chaque client le montant qui leur sera donné, et n’ont pas d’avantages sociaux associés à leurs revenus. D’ailleurs je ne sais toujours pas s’il faut donner un tip aux chauffeurs Uber ou si celui qui est compris dans l’appli suffit. Il serait intéressant de savoir s’ils reçoivent autant de pourboire que les taxis traditionnels, car l’interface de l’application limite la pression sociale à donner. Un sujet à creuser.

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Ralentir l’argent

Capture d’écran 2017-07-26 à 16.15.05.pngJ’ai découvert aujourd’hui le réseau Slow Money, très actif en Nouvelle Angleterre et en particulier dans le Vermont. Il est aussi lié à des organisations européennes. Son objectif est de promouvoir l’agriculture organique et locale, d’améliorer la qualité de l’alimentation, de fortifier les communautés et que “l’argent retourne à la terre” (bring back money to the Earth). Dans ses principes, le réseau indique que l’argent va trop vite, que les entreprises sont trop grosses et la finance trop complexe.

Résultats de recherche d'images pour « hartmut rosa accélération »Ce qui m’intéresse ici est la question de la vitesse, et le lien entre rapidité de l’argent et organisation sociale. L’un des best-sellers de sciences sociales de ces dernières années a été le livre d’Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps  (paru en 2005 en Allemagne, traduit en Français en 2010. Ici, un bon compte-rendu par Laurent Jean-Pierre). Pour lui, la modernité se caractérise par ce rapport frénétique au temps : tout va plus vite pourtant le temps ne cesse de manquer. Cette idée d’accélération n’est d’ailleurs pas l’apanage des analystes contemporains. Les “pères fondateurs” de la sociologie à la fin du 19e siècle, en particulier ceux qui se sont intéressés aux villes, avaient déjà noté à quel point la vie y était plus dense, plus saccadée, et parfois moins pleine du fait du manque de linéarité. Les expériences vécues dans une société qui va très vite sont moins “inscrites”, ont moins de sens, et risquent de conduire à des formes de frustration et de dépression. L’un des sociologues qui a très tôt observé cela fut Georg Simmel (1858-1918), qui a écrit sur la ville et sur… l’argent. Son livre, Philosophie de l’argent, paru en 1900, analyse déjà le rôle de ce que l’on peut nommer la “monétarisation” dans l’accélération – terme que Simmel n’emploie pas, mais l’idée est déjà présente – de la vie sociale.

L’argent permet de donner une valeur aux personnes et aux choses qui les objectivent et permet de sortir d’un rapport subjectif à la valeur. Et c’est là que réside l’accélération, car la valeur monétaire peut circuler à toute vitesse, étant détachée de toute personne, ou de Résultats de recherche d'images pour « simmel philosophie de l'argent »toute attache sociale (Zelizer contestera cette vision pour elle simpliste, car le marquage de l’argent recrée de la subjectivité, mais ne compliquons pas). Toute forme de commensuration qui se traduit par un chiffre que l’on peut faire circuler, synthétisant l’ensemble des informations, crée ce type d’effet. Des sociologues l’ont montré pour les scores de crédit, pour le classement des universités ou encore pour la valeur des Etats, quand ces derniers sont classés par les notes des agences de notation.

Ralentir l’argent nécessite une intense énergie : pour remplacer ce qu’il concentre, c’est-à-dire une évaluation de la valeur partagée par tous, il est nécessaire de sans cesse discuter pour se mettre d’accord, et cet accord sur la valeur n’est pas partageable en dehors du groupe qui s’est concerté, ou seulement au prix d’intenses efforts de traduction. Renoncer à cette praticité implique un véritable engagement militant, et c’est en ce sens que le ralentissement de l’argent ne peut jamais être obtenu sans une transformation sociale profonde. Ou plus exactement – car Slow money, malgré son nom n’est pas une organisation qui s’intéresse à l’argent mais à l’agriculture – que ceux qui luttent pour des transformations sociales rencontrent rapidement l’argent et cherchent alors des moyens de ne pas le laisser imposer sa temporalité.