Aux Etats-Unis, il faut donner des pourboires (ce post est dédié à mon amie Carinne, témoin d’une des plus grandes hontes de ma vie, il y a quelques années dans un « bar cool » de Los Angeles). C’est l’une des premières règles que l’on apprend avant même de se rendre aux USA. Il m’est par ailleurs fréquemment arrivé que mes amis Américains me la rappellent l’air de rien, sachant sans doute la réputation des Français qui ne « tip » jamais suffisamment. Ceci dit, la mise en œuvre nécessite un peu d’expérience : à qui, quand, comment, et surtout combien ? CNN propose ici un « U.S. tipping guide », assez utile, et qui rappelle notamment que la pratique a été controversée au point d’être bannie dans 6 Etats au début du 20e siècle. Elle relève toutefois désormais de l’évidence, avec environ 40 Milliards de dollars annuels de tip rien que pour les restaurants. Pourtant, les voix sont toujours nombreuses pour demander que les personnes payées au pourboire reçoivent un salaire supérieur de leur employeur, et que des taxes s’appliquent sur celui-ci. Ce salaire fixe est en fait très variable selon les Etats, la loi sur le salaire minimum offre la possibilité de mettre en place un « tip credit », qui diminue d’autant le salaire horaire obligatoire (celui chute alors à 2,13 dollars). Certains Etats n’appliquent pas ce système et imposent un salaire minimum équivalent aux autres emplois. C’est en Californie que les serveurs sont le mieux lotis, si l’on peut dire, avec un salaire minimum de 10, 50 dollars dans les entreprises de plus de 26 salariés.
Reste à savoir combien donner. 10, 15, 30 % ? Le système est bien rodé dans beaucoup de restaurants, qui avec la note proposent des montants de tip au choix, 15%, 20%, 25%. Le tip ne nécessite d’ailleurs pas de cash, on ajoute sur le ticket de carte bancaire le montant que l’on souhaite laisser.
Il existe des travaux d’économie sur la question du pourboire, qui permettent de dire qui donne plus, à qui, dans quelles circonstances. C’est assez instructif. Par exemple, on donnerait moins aux serveurs qui restent droits qu’à ceux qui se fléchissent pour être à la hauteur des clients. De même porter du rouge attirerait davantage de rétribution. Cela contribue d’ailleurs à mettre de l’eau au moulin des opposants du pourboire, qui jugent la pratique discriminatoire – les enquêtes montrent en effet que le montant laissé varie selon des critères qui ne pourraient être plaidés devant les prud’hommes. Mais surtout, l’enjeu est la rémunération des personnes, qui est démontrée être plus basse lorsqu’elle est essentiellement basée sur les pourboires, sans compter l’absence de couverture sociale lié à ce mode de paiement.
Du point de vue de la sociologie de l’argent, la pratique du pourboire est intéressante, car il s’agit d’une forme de paiement qui distingue l’achat de bien de l’achat de service. En outre, le pourboire est de l’argent qui va directement à la personne qui le reçoit, contrairement à la plupart des paiements que l’on effectue dans la vie quotidienne pour lesquels nous payons via un employé, qui reçoit ensuite son salaire de son employeur (c’est le cas au supermarché par exemple). Ainsi, donner un pourboire nécessite une forme de mise en scène : on le donne parfois directement dans la main, pour les chauffeurs de taxi, mais très souvent on le pose, sur une table, dans une enveloppe, ou dans un pot à côté de la caisse (parfois affublé d’un petit message invitant avec humour le client à être généreux), dans les lieux de self-service notamment.
Plusieurs sociologues ont travaillé en France sur ce que la rémunération par les pourboires fait au travail. Léonie Hénaut et Gabrielle Pinna parlent de « métiers à pourboire », tant pour elle le métier est transformé par la tension que crée la nécessité de satisfaire les clients pour obtenir le pourboire le plus élevé. Amélie Beaumont s’est fait embaucher comme groom dans un hôtel de luxe, et a montré la centralité des pourboires dans la vie des salariés d’hôtel. Non seulement explique-t-elle, il faut que le client soit content du service, mais il faut aussi que celui-ci soit visible (par exemple plutôt que de glisser un document sous la porte, frapper pour le donner en main propre). En ce sens, la hiérarchie des salariés d’hôtel correspond à celle de la proximité avec les clients et de la possibilité ou non d’obtenir un pourboire. Car un autre élément clé est que le client doit avoir le temps de donner de l’argent. Les personnes qu’elle suit sont passées maîtres en la matière, par exemple en téléphonant avant de monter apporter un paquet puis en marchant doucement pour laisser le temps au client de préparer son pourboire. Bien sûr, tout cela doit se faire avec tact, et jamais les employés ne doivent donner l’impression qu’ils attendent de l’argent, ni sembler donner trop d’importance à celui qu’on leur tend.
Son analyse est encore plus intéressante en ce qu’elle montre que l’argent des pourboires est « marqué » par son origine. Il est dépensé très différemment de celui du salaire, comme un argent exceptionnel, qui sert à une consommation parfois luxueuse, se rapprochant de celle des clients. Notons que cette étude a eu lieu dans un hôtel français, les salariés reçoivent donc un salaire fixe bien plus élevé que celui de leurs équivalents aux Etats-Unis, il faudrait vérifier que ce marquage existe aussi lorsque le pourboire représente la majeure partie des revenus.
Les nouvelles formes d’emploi vont-elles changer la pratique du pourboire ou en sont-elles plutôt la continuité ? Les serveurs américains peuvent s’apparenter à des sortes d’auto-entrepreneurs, puisqu’ils doivent négocier avec chaque client le montant qui leur sera donné, et n’ont pas d’avantages sociaux associés à leurs revenus. D’ailleurs je ne sais toujours pas s’il faut donner un tip aux chauffeurs Uber ou si celui qui est compris dans l’appli suffit. Il serait intéressant de savoir s’ils reçoivent autant de pourboire que les taxis traditionnels, car l’interface de l’application limite la pression sociale à donner. Un sujet à creuser.