Pourboires

Aux Etats-Unis, il faut donner des pourboires (ce post est dédié à mon amie Carinne, témoin d’une des plus grandes hontes de ma vie, il y a quelques années dans un « bar cool » de Los Angeles). C’est l’une des premières règles que l’on apprend avant même de se rendre aux USA. Il m’est par ailleurs fréquemment arrivé que mes amis Américains me la rappellent l’air de rien, sachant sans doute la réputation des Français qui ne « tip » jamais https://img.buzzfeed.com/buzzfeed-static/static/2014-06/29/11/enhanced/webdr11/original-3165-1404054756-14.jpg?downsize=715:*&output-format=auto&output-quality=autosuffisamment. Ceci dit, la mise en œuvre nécessite un peu d’expérience : à qui, quand, comment, et surtout combien ? CNN propose ici un « U.S. tipping guide », assez utile, et qui rappelle notamment que la pratique a été controversée au point d’être bannie dans 6 Etats au début du 20e siècle. Elle relève toutefois désormais de l’évidence, avec environ 40 Milliards de dollars annuels de tip rien que pour les restaurants. Pourtant, les voix sont toujours nombreuses pour demander que les personnes payées au pourboire reçoivent un salaire supérieur de leur employeur, et que des taxes s’appliquent sur celui-ci. Ce salaire fixe est en fait très variable selon les Etats, la loi sur le salaire minimum offre la possibilité de mettre en place un « tip credit », qui diminue d’autant le salaire horaire obligatoire (celui chute alors à 2,13 dollars). Certains Etats n’appliquent pas ce système et imposent un salaire minimum équivalent aux autres emplois. C’est en Californie que les serveurs sont le mieux lotis, si l’on peut dire, avec un salaire minimum de 10, 50 dollars dans les entreprises de plus de 26 salariés.

Reste à savoir combien donner. 10, 15, 30 % ? Le système est bien rodé dans beaucoup de restaurants, qui avec la note proposent des montants de tip au choix, 15%, 20%, 25%. Le tip ne nécessite d’ailleurs pas de cash, on ajoute sur le ticket de carte bancaire le montant que l’on souhaite laisser.

Il existe des travaux d’économie sur la question du pourboire, qui permettent de dire qui donne plus, à qui, dans quelles circonstances. C’est assez instructif. Par exemple, on donnerait moins aux serveurs qui restent droits qu’à ceux qui se fléchissent pour être à la hauteur des clients. De même porter du rouge attirerait davantage de rétribution. Cela contribue d’ailleurs à mettre de l’eau au moulin des opposants du pourboire, qui jugent la pratique discriminatoire – les enquêtes montrent en effet que le montant laissé varie selon des critères qui ne pourraient être plaidés devant les prud’hommes. Mais surtout, l’enjeu est la rémunération des personnes, qui est démontrée être plus basse lorsqu’elle est essentiellement basée sur les pourboires, sans compter l’absence de couverture sociale lié à ce mode de paiement.

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Du point de vue de la sociologie de l’argent, la pratique du pourboire est intéressante, car il s’agit d’une forme de paiement qui distingue l’achat de bien de l’achat de service. En outre, le pourboire est de l’argent qui va directement à la personne qui le reçoit, contrairement à la plupart des paiements que l’on effectue dans la vie quotidienne pour lesquels nous payons via un employé, qui reçoit ensuite son salaire de son employeur (c’est le cas au supermarché par exemple). Ainsi, donner un pourboire nécessite une forme de mise en scène : on le donne parfois directement dans la main, pour les chauffeurs de taxi, mais très souvent on le pose, sur une table, dans une enveloppe, ou dans un pot à côté de la caisse (parfois affublé d’un petit message invitant avec humour le client à être généreux), dans les lieux de self-service notamment.

Plusieurs sociologues ont travaillé en France sur ce que la rémunération par les pourboires fait au travail. Léonie Hénaut et Gabrielle Pinna parlent de « métiers à pourboire », tant pour elle le métier est transformé par la tension que crée la nécessité de satisfaire les clients pour obtenir le pourboire le plus élevé. Amélie Beaumont s’est fait embaucher comme groom dans un hôtel de luxe, et a montré la centralité des pourboires dans la vie des salariés d’hôtel. Non seulement explique-t-elle, il faut que le client soit content du service, mais il faut aussi que celui-ci soit visible (par exemple plutôt que de glisser un document sous la porte, frapper pour le donner en main propre). En ce sens, la hiérarchie des salariés d’hôtel correspond à celle de la proximité avec les clients et de la possibilité ou non d’obtenir un pourboire. Car un autre élément clé est que le client doit avoir le temps de donner de l’argent. Les personnes qu’elle suit sont passées maîtres en la matière, par exemple en téléphonant avant de monter apporter un paquet puis en marchant doucement pour laisser le temps au client de préparer son pourboire. Bien sûr, tout cela doit se faire avec tact, et jamais les employés ne doivent donner l’impression qu’ils attendent de l’argent, ni sembler donner trop d’importance à celui qu’on leur tend.

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Son analyse est encore plus intéressante en ce qu’elle montre que l’argent des pourboires est « marqué » par son origine. Il est dépensé très différemment de celui du salaire, comme un argent exceptionnel, qui sert à une consommation parfois luxueuse, se rapprochant de celle des clients. Notons que cette étude a eu lieu dans un hôtel français, les salariés reçoivent donc un salaire fixe bien plus élevé que celui de leurs équivalents aux Etats-Unis, il faudrait vérifier que ce marquage existe aussi lorsque le pourboire représente la majeure partie des revenus.

Les nouvelles formes d’emploi vont-elles changer la pratique du pourboire ou en sont-elles plutôt la continuité ? Les serveurs américains peuvent s’apparenter à des sortes d’auto-entrepreneurs, puisqu’ils doivent négocier avec chaque client le montant qui leur sera donné, et n’ont pas d’avantages sociaux associés à leurs revenus. D’ailleurs je ne sais toujours pas s’il faut donner un tip aux chauffeurs Uber ou si celui qui est compris dans l’appli suffit. Il serait intéressant de savoir s’ils reçoivent autant de pourboire que les taxis traditionnels, car l’interface de l’application limite la pression sociale à donner. Un sujet à creuser.

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A quel prix ?

Quelqu’un m’a dit il y a peu : ce pays va mourir des « fees ». Il s’agit de tous ces frais ajoutés aux prix annoncés. Par exemple, j’ai acheté des places de concert, en plus du prix, il fallait ajouter 15 dollars par billet pour « traitement » du dossier. J’ai aussi acheté des billets d’avion, et je m’y suis reprise au moins quatre fois pour réussir à comprendre le prix, à comparer les offres, et à pouvoir prendre un sac en cabine et un autre en soute sans que le prix ne soit multiplié par deux. Je vous passe les packs exceptionnels proposés sur le site et la façon dont les informations étaient savamment obscurcies, mais chacun connaît le stress de ces réservations impossible à annuler et dont on craint qu’elles ne soient plus disponibles si l’on ne les prend pas tout de suite. Là-dessus les Etats-Unis ne sont pas originaux, même si le processus y est encore plus poussé qu’ailleurs. Ce qui est plus étonnant pour un français, c’est que la TVA n’est pas incluse dans les prix affichés, de sorte que le prix que l’on paye à la caisse est toujours supérieur, selon un pourcentage qui diffère selon l’Etat dans lequel on se trouve, mais aussi selon la ville, certaines ajoutant une taxe locale. En outre, il y a les pourboires. Bref, il y a une incertitude permanente sur le prix des choses.

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La question des prix est importante dans l’analyse des inégalités : d’abord les prix ne sont pas les mêmes pour tous. Là-dessus, il y a l’ouvrage pionnier de David Caplovitz de 1963, dont le titre résume la thèse : The Poor Pay More. Analysant la consommation des habitants des housing projects (HLM) de New York, Noirs et Latinos, Caplovitz montre qu’ils ne sont pas seulement exploités dans le champ de la production (selon l’approche marxiste classique), ils sont aussi des consommateurs exploités, car ils n’achètent que dans leur quartier, le reste de la ville leur étant hostile, et les commerçants du quartier leur faisant crédit. Les biens y sont de moins bonne qualité et plus chers. Internet pourrait avoir changé cRésultats de recherche d'images pour « panier garni luxe cadeau »ela, toutefois, les entreprises ont des classes de consommateurs et ne leur proposent pas à tous les mêmes services. Les plus fortunés ont des services gratuits. Georg Simmel l’avait déjà dit en 1900 : la richesse rend la vie plus confortable pas seulement parce que l’on peut acquérir plus de biens, mais aussi parce que les riches sont traités avec déférence et reçoivent bien plus de cadeaux que les autres.

Outre les différences de prix, l’autre zone d’inégalités est celle de la stabilité des prix. Si ceux-ci sont instables pour tous (que l’on pense au « lean management » des prix des billets d’avion ou de train, voir là-dessus un article sur l’histoire des prix de SNCF), leur instabilité est plus forte encore pour les instables. Le prix pour l’économie monétariste est censé comporter l’ensemble des informations sur les biens mis en marché : c’est autour de lui que les acteurs se coordonnent, et l’économie considère que le prix reflète la valeur. La sociologie a depuis longtemps montré que l’équation prix = valeur ne fonctionne pas, tant la valeur est précisément une notion complexe et variable selon les individus et les sociétés. En revanche, le prix donne une valeur sur laquelle s’accorder. C’est ce qui fait la force de l’argent : contrairement à toutes les autres descriptions de la valeur, la valeur monétaire est compréhensible par tous, y compris par ceux avec qui l’on ne partage rien, ni langue, ni religion, ni aucune « valeurs ». La modernité rationnelle est en grande partie fondée sur cette idée que l’on peut construire une valeur partagée.

Si les prix sont mouvants, c’est ainsi un pilier très important de la vie collective qui est ébranlé. Comme le rappellent ici Luc Boltanski et Arnaud Esquerre « les prix constituent dans les sociétés complexes une composante essentielle de la réalité sociale ». La sociologie s’intéresse de plus en plus à la question des prix. Le livre d’Etienne Nouguez, La santé à tous prix, qui sortira à l’automne aux presses de Sciences Po, fera le point sur la sociologie des prix, à partir de l’analyse du marché du médicament générique. Il y montre que le fonctionnement du marché du médicament est loin de se réduire à la question des prix, puisque le médicament générique, théoriquement aux mêmes propriétés et moins cher, n’a pas loin s’en faut rayé de la carte les médicaments des marques.

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Le problème des fees n’est ainsi pas seulement que les choses coûtent plus cher, c’est que l’on n’est jamais sûr de leur prix, et l’on n’a pas la tranquillité d’esprit promise par l’économie monétaire, c’est-à-dire le fait que l’argent libère de la dette. En théorie, après avoir payé on ne doit plus rien. Or, l’instabilité des prix remet cela en question, et crée le sentiment que les choses se font en deux temps : on paie d’abord le bien ou le service puis l’on paie la possibilité de se libérer de sa dette. Cela est vrai pour accéder à son argent à travers un distributeur bancaire, ou un virement international, mais l’un des lieux où ils atteignent des sommets ce sont les cartes de crédit, qui affichent un taux d’intérêt, mais se payent par des fees extrêmement chers dès qu’il y a un dépassement de délai ou une anomalie, et qui sont la véritable source de gain des banques.

 

Télégraphes et transferts d’argent

Résultats de recherche d'images pour « shelburne museum map »Le musée de Shelburne abrite non pas des reconstitutions mais de vrais bâtiments déplacés dans ce parc qui était une petite partie du jardin de la richissime famille Webb – une branche des Vanderbilt – au début du 20e siècle (c’est à ce genre de détails que l’on comprend de quoi parlent ceux qui disent que les inégalités économiques actuelles pourraient rejoindre celles du début du 20e siècle), et qu’Electra Havemayer Webb a transformé en musée. On y trouve des tableaux mais surtout une collection éclectique comprenant par exemple un bateau à vapeur venu du lac Champlain voisin, un phare, un atelier de forgeron, et ce qui m’a le plus plu : une gare avec une locomotive et quelques wagons privés, car à cette époque les plus fortunés accrochaient leurs wagons privés aux locomotives.

La gare est l’ancienne gare de Shelburne, qui a servi jusqu’en 1953 et a ensuite été déplacée dans le musée à la demande d’Electra Havemayer Webb. Mon attention a été attirée par de multiples affiches et sigles de deux entreprises très familières : Western Union et American Express. La Western Union est le nom qu’adopta en 1856 la “New York & Western Union Telegraph Company”, fondée quelques années plus tôt au coeur d’âpres batailles pour l’obtention du monopole des lignes de télégraphes. Samuel Morse avait envoyé son premier message à longue distance en 1844, les industriels et investisseurs luttèrent ensuite comme des diables pour obtenir le monopole de ces nouveaux moyens de communication, tellement importants dans un pays de cette taille. Ainsi, la Western Union est d’abord et avant tout une compagnie de télécommunication, permettant d’aller vers l’Ouest, comme son nom l’indique.

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Ce qui est incroyable, c’est qu’aujourd’hui le nom est associée principalement aux transferts d’argent, en particulier pour les migrants qui envoient de l’argent vers leurs pays d’origine. Il n’y a pas de mot français pour désigner cela, en Anglais on dit “remittances”. En France, la compagnie a longtemps eu une forme de monopole de ces transferts, elle est depuis peu concurrencée par d’autres systèmes, en particulier la “mobile money”, j’en parlerai une autre fois. D’ailleurs, dans un post précédent sur nos difficultés à trouver une banque, vous vous rappelez peut-être qu’on avait été voir dans un supermarché les coûts d’un transfert par Western Union. Or, la compagnie ne s’est tournée vers les services financiers qu’en… 1989. Plus de 130 ans après sa fondation. Je dois avouer ici mon inculture crasse : je n’avais jamais associé cette compagnie à l’histoire de l’industrialisation américaine du 19e siècle, tant elle est pour moi liée à la vie contemporaine et à cette question centrale pour tout le monde, mais plus compliquée pour ceux qui vivent à travers plusieurs pays : envoyer de l’argent à sa famille.

L’histoire d’American Express est moins déroutante pour moi. C’est une entreprise liée à l’argent dès le départ. Ouf ! Je retrouve mes bases. fullsizeoutput_42dComme l’indique cette belle affiche de la gare-musée de Shelburne (que je ne suis pas en mesure de dater malheureusement, mais si la gare a été déplacée telle qu’elle, elle devait y être en 1953), la compagnie a été fondée en 1841, d’abord pour des transports de fonds. A partir des années 1880, elle se lance dans des services de transferts d’argent pour les particuliers : virements, lettres de change ou encore “travelers cheque” – un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, mais que j’ai utilisé, c’était bien compliqué tout de même, on apportait de l’argent liquide dans une agence en France, qui nous donnait des chèques que l’on échangeait contre de l’argent liquide dans le pays où l’on allait, dans la devise locale, American Express n’en propose plus depuis 2013, la carte de crédit a tué le marché. Ensuite, bien sûr, c’est la partie que nous connaissons le mieux, la compagnie a été parmi les premières a développer des cartes de crédit à partir des années 1950. Plusieurs sociologues et historiens se sont intéressés au développement des cartes de crédit. C’est un sujet assez fascinant, jusqu’à aujourd’hui, car il s’agit d’un marché “à deux faces” : le vendeur de carte de crédit doit convaincre les vendeurs de l’accepter et les acheteurs de l’utiliser, plus il y a de vendeurs qui l’acceptent, plus les utilisateurs trouveront ça intéressant, et inversement. Les fournisseurs de cartes de crédit ont développé des tas de stratégies pour développer les deux faces du marché en même temps. Je vous raconterai ça une autre fois.

Cette petite incursion historique montre le lien très ancien entre les moyens de communication et l’accélération des transferts d’argent. On le sait davantage pour les transferts d’information, en particulier pour la bourse.  Alex Preda a fait l’histoire du “ticker”, cet outil qui envoyait des chiffres et des lettres sur une étroite bande de papier dans les années 1860, et qui malgré sa piètre sophistication par rapport à son concurrent européen de l’époque, le “pantélégramme”, capable lui de reproduire des feuilles entières, et donc des signatures, a eu un succès tel qu’aujourd’hui encore les cours des titres financiers sont présentés comme ils l’étaient alors, pour des raisons techniques. Résultats de recherche d'images pour « ticker »Résultats de recherche d'images pour « old ticker »

Mais  transférer l’argent, c’est aussi une question de transfert d’information. Et cela n’est pas né avec les fintech, même si celles-ci permettent de franchir un cap dans l’accélération. L’histoire ne doit pas servir à dire que rien ne serait nouveau, mais plutôt à se demander ce que la période actuelle d’innovations tous azimut apporte de spécifique.

 

 

Le plafond des deux frères

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Le vendredi soir, nous allons boire une bière aux « Two Brothers » à Middlebury. Quelqu’un m’avait dit avant de partir que le Vermont était la « capitale de la bière », la vingtaine qu’en propose ce pub semble le confirmer. Mais ce qui m’intéresse pour l’heure est le plafond des « Deux frères ». Il est recouvert de billets de un dollar marqués d’un prénom.

Le marquage de l’argent, c’est le concept de la sociologie de l’argent, que la sociologue américaine Viviana Zelizer a élaboré dans The Social Meaning of Money (je me permets, pour ceux que ça intéresse de renvoyer à une synthèse de ses travaux que j’avais écrite). Elle explique que selon son origine ou sa destination, nous n’utilisons pas l’argent de la même façon : l’argent reçu en cadeau est différent de l’argent gagné illégalement, ou de l’argent du salaire, etc. Elle se fonde sur des pratiques traditionnelles de gestion des budgets ouvriers par enveloppes pour expliquer que les femmes, le plus souvent, marquaient l’argent : celui pour le loyer, la nourriture, l’alimentation, etc. Si ces pratiques matérielles de marquage sont moins communes aujourd’hui, il reste des marquages symboliques ou psychiques (toutefois, on peut aussi discuter sur le rôle du compte en banque dans des formes de fongibilité et de marquage moindre de l’argent, qui conduisent à une plus grande difficulté de gestion, mais c’est une autre question).

 

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Sur ce plafond, donc, l’argent est marqué au sens propre : les gens y ont écrit leur nom. Un petit interview du barman m’apprend qu’il s’agit d’une tradition irlandaise, les gens laissaient de l’argent marqué à leur nom pour être sûrs d’avoir toujours de quoi boire. Théoriquement, les clients pourraient aller décrocher leur billet au plafond pour payer leur bière, qui vaut plus qu’un dollar, donc l’éventualité me semble faible, mais le barman avait pas mal de clients, je n’ai pas pu lui poser la question. J’ai donc poursuivi mon enquête en interrogeant mon voisin, Vermontais à la retraite, et visiblement grand habitué des lieux, qui m’a expliqué avoir son billet au plafond, mais que les choses étaient devenues moins amusantes, car longtemps les clients montaient sur le bar pour accrocher leur billet, ou le décrocher, mais par peur des accidents après quelques verres, désormais les billets sont bien alignés, et effectivement, il m’a montré un coin de la pièce où ils sont rangés côte à côte, rationalisés au nom de la sécurité publique.

Je me demandais si les billets peints sont toujours utilisables. C’est bien le cas, et d’ailleurs, l’artiste Grec Stephanos, en a fait un moyen d’exprimer la violence de ce que subissent les Grecs, détournant les symboles neutres des billets européens. Pendant un an, il a peint les billets puis les a remis en circulation.

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Ces billets ont la particularité de représenter des monuments imaginaires : cette monnaie n’étant pas nationale, il était impossible de se mettre d’accord sur des symboles ne favorisant qu’un seul des pays de la zone. Cela avait d’ailleurs été dénoncé à l’époque, par l’économiste Bruno Théret, qui considérait que des billets sans symboles politiques ou sociaux ne pourraient créer de lien de confiance et de lien social. La discussion est loin d’être close sur le sujet, l’attachement à l’Euro est plus fort qu’il n’y parait.

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Ce qui m’intéresse surtout dans cette discussion est la comparaison avec le dollar, qui a un statut particulier, il est la monnaie par excellence, à travers le monde entier. Bien sûr, la puissance économique et financière des Etats-Unis l’explique, mais il y a aussi l’aspect symbolique de ces billets : les billets en dollars sont couverts de symboles très utiles pour expliquer ce qu’est la monnaie, et la façon dont un Etat la garantit. En particulier la mention In god we trust, et le fameux “This note is legal tender for all debts public and private”, qui est sans doute le meilleur résumé de ce qu’est une monnaie par rapport à tout autre objet de valeur.

Problème de liquidité

Avant de vous raconter l’ouverture du compte en banque, un petit point sur le concept de liquidité. C’est un sujet central pour la finance, et pour la sociologie – l’article phare sur le sujet : Carruthers et Stinchcombe, 1999. Il s’agit en gros de réfléchir à la façon de faire circuler la valeur. On peut considérer, très grossièrement, que le travail de l’industrie financière consiste à trouver des moyens de toujours augmenter la liquidité.

Or, pour le simple mortel, la liquidité est loin d’être gagnée : qu’il s’agisse de débloquer de l’argent sur un compte épargne, de vendre sa maison ou simplement de payer en cash dans un distributeur qui n’accepte que les cartes bancaires (ou l’inverse), il n’est pas toujours évident ni de transformer ses possessions en Image associéeargent, ni de le faire circuler. L’histoire du roi Midas, qui ne peut plus ni boire ni manger car il a tout transformé en or, est une forme d’incarnation de l’absence de liquidité.

L’accès à l’argent, et surtout son prix, est une des sources d’inégalités contemporaines : l’argent est plus cher pour les pauvres. Tout le monde doit passer par les banques, mais les plus riches ont des ristournes voire des exonérations de toutes les taxes sur les paiements, grâce à leurs cartes premium ou à des rabais consentis par leurs banques. Les pauvres se les voient imputer entièrement. C’est la raison pour laquelle certains considèrent que le monde sans cash que l’on nous annonce, loin d’être plus facile, nous soumettra à l’intermédiaire des banques et à leur pouvoir extrême. Voir là-dessus le billet exaspéré de Brett Scott, qui se présente comme un “alternative finance explorer” (j’ai découvert ce texte sur ce blog génial pour qui s’intéresse à la sociologie économique).

Pour le voyageur de durée moyenne que je suis, parfois la liquidité est totale : avec ma carte française je peux payer dans les magasins et sur internet comme si j’étais en France – par prudence, je n’ai pas trop cherché à savoir combien Visa et ma banque me font payer. Mais tous les paiements ne sont pas électroniques, hélas. Voici donc notre petite situation : on the one hand, les enfants vont au summer camp, qui n’accepte que des paiements en chèques libellés en dollars, on the other hand, l’université paie en chèque. Nous avons donc un chèque libellé à notre nom et un chèque à faire.Résultats de recherche d'images pour « check cashing »Nous avions déjà expérimenté de recevoir des chèques en dollars, mes lectures sur le système bancaire américain avaient été utiles, et notamment ceux qui dénoncent le “fringe banking”, ces systèmes destinés aux “unbanked” et aux “underbanked”. Je savais donc qu’il est possible, moyennant finance, d’échanger un chèque contre du cash. Mais ce cash ne réglait pas la question du paiement du camp.

Bon, finalement, on s’en est sortis : on a utilisé le bon vieux lien social, qui comme dans les articles de sociologie, est souvent la solution aux problèmes théoriques insurmontables, et demandé à un collègue ayant un chéquier américain de nous faire un chèque contre du cash, retiré de notre compte français. Quant à notre chèque, il est déposé sur le compte que nous avons finalement ouvert, mais nous ne pourrons utiliser l’argent que dans une semaine, au plus tôt…

Zéro dollar

Capture d_écran 2017-07-15 à 16.29.28En entrant sur le sol américain la douanière nous a demandé combien d’argent nous avions: je lui ai bêtement répondu que j’avais “zéro” dollars et j’ai bien cru que malgré nos visas en règle elle n’y trouve une raison pour nous remettre dans l’avion. Cette sueur froide m’a rappelé que l’argent est un sujet essentiel ici – il faudrait que j’entre avec un visa d’accompagnant de quelqu’un qui travaille dans d’autres pays pour vérifier qu’on ne me demande également combien d’argent j’apporte, ça prouverait un peu plus que les Etats-unis sont spécifiques. Mais ne pinaillons pas, cette entrée en matière est idéale pour ce blog, et comme je l’entends depuis toujours, je vais vérifier si en Amérique on parle vraiment tout le temps d’argent.

Je n’ai d’ailleurs pas eu besoin d’argent tout de suite, car mon premier moyen de paiement lors de ce voyage a été des “vouchers” gracieusement offerts par Delta Airlines pour nous permettre de passer la nuit à l’hôtel et d’aller au restaurant, puisque nous avions raté la correspondance. Ils ont été acceptés partout sans le moindre étonnement, signe qu’ils sont une monnaie locale très usitée. Les correspondances ratées semblent un sport national, mais c’est un autre sujet, si je trouve un article qui en mesure le coût pour les compagnies aériennes, je l’intégrerai.