Discriminations II

Je voudrais revenir sur la question des discriminations, pour mettre en regard l’expérience faite à Villeurbanne dont j’ai parlée il y a quelques semaines, avec les nombreuses enquêtes américaines qui démontrent les difficultés d’accès au crédit pour les minorités et l’ampleur de leurs conséquences économiques et sociales.

Le passage par les Etats-Unis est ici particulièrement intéressant, non seulement car il est autorisé d’y catégoriser la « race » des personnes, mais aussi car les données financières et bancaires y sont largement publiques. De grandes enquêtes nationales ajoutent à la richesse des informations disponibles. Or, sur la question des discriminations, l’approche quantitative est irremplaçable. Je ne dirais pas cela sur l’ensemble de la sociologie, au contraire, je suis plutôt critique des travers positivistes que produit une trop grande déférence pour la quantification, mais la discrimination se prouve difficilement autrement que par l’accumulation de cas individuels qui vont tous dans le même sens.

Bref, que nous apprend la sociologie américaine sur les discriminations dans l’accès au crédit ? Il faut d’abord noter que ce sujet est ancien, on peut dire qu’il remonte au début du 20e siècle, et loin d’être uniquement universitaire, il a été depuis longtemps objet de mobilisations politiques. On peut y voir l’écho du rôle central que la consommation joue depuis le début du 20e siècle dans le sentiment d’appartenance à la nation américaine, ce que Lizbeth Cohen résume par l’idée que les USA sont une « république de consommateurs ». Dès lors, les obstacles pour accéder à la consommation sont lus comme des obstacles pour accéder à la citoyenneté, et sont ainsi rapidement des enjeux politiques. Consommation ici ne doit pas s’entendre comme dépenses de plaisir et superflues. Le crédit c’est d’abord le logement et son équipement, la voiture (donc les déplacements dans un pays très grand aux transports en commun peu développés) mais c’est aussi, les frais médicaux (dans les années 1930 il s’agit déjà de l’une des causes majeures des banqueroutes) et parfois la nourriture.Screen Shot 2017-11-21 at 4.49.02 PM

Ainsi, la lutte pour accéder au crédit, particulièrement pour les militants des droits civiques, est associée à une lutte pour accéder au logement. Dans les années 1950 et 1960, les associations de défense des Africains-Américains rendent publiques le « red lining », c’est-à-dire le fait que les agents immobiliers entourent de rouge certaines zones qu’ils rendent inaccessibles aux clients non-blancs (ci-dessus une carte de Los Angeles en 1939, établie par les prêteurs, classant les quartiers par degré de désirabilité, le rouge étant le plus haut, et le vert le plus bas). En outre, ces clients ont d’extrêmes difficultés à obtenir des crédits immobiliers, de sorte que des intermédiaires en profitent : ils achètent des logements au prix du marché, puis les revendent aux familles noires avec des plans de financement qu’ils sont les seuls à leur fournir, moyennant évidemment un coût supérieur.

Le livre majeur de David Caplovitz dont j’ai déjà parlé, The Poor Pay More, montre en 1963 que les habitants des ghettos d’Harlem sont écrasés de crédits à la consommation pour des objets de mauvaise qualité, souvent vendus à domicile ou dans des magasins de quartiers, par des marchands qui exploitent les difficultés sociales, de compréhension et de participation au marché de ces clients. Ces derniers ne fréquentent pas les magasins des autres quartiers car ils sont intimidés socialement et ne maîtrisent pas assez l’anglais.Capture d_écran 2017-11-22 à 00.42.12

L’histoire de la lutte pour l’accès au crédit mêle les femmes et les membres des minorités. Dans cette période en effet les associations féministes militent pour que les femmes mariées ou non puissent accéder autant que les hommes au crédit. Les forces conjointes de ces deux mouvements conduisent à plusieurs lois : le Fair Housing Act en 1968 qui interdit le red lining et l’Equal Credit Opportunity Act en 1974, qui interdit de prendre en compte dans la décision de crédit la race, la couleur, la religion, l’origine nationale, le sexe, le statut marital et l’âge (une partie de ces critères sont autorisés en France). En 1977, le Community Reinvestment Act s’ajoute, il implique que les banques prêtent partout aux mêmes conditions, et les incite à investir localement.
Cet arsenal juridique n’a toutefois pas réglé les problèmes, et les enquêtes s’enchaînent pour montrer que les emprunteurs noirs et hispaniques, à situation économique équivalente ont plus de difficultés pour emprunter et empruntent plus chers. Lors de la crise des subprimes, plusieurs études ont montré que les minorités avaient reçu bien plus de ces crédits aux prix exorbitants, y compris lorsqu’ils avaient des situations économiques qui n’auraient pas dû les classer en “subprimes”. Ainsi, pour les prêts à taux variables sur 30 ans, les Noirs et les Hispaniques en 2005 avaient des taux d’intérêt en moyenne de 12 et 29 points plus élevés que les Blancs. De même, une enquête récente montre que les Noirs et Hispaniques paient leur logement en moyenne 2% plus cher que les Blancs, ce qui s’explique à deux niveaux : le prix de vente comme le crédit accordé. Une autre montre que les Mortgage Loan Originators, intermédiaires entre les emprunteurs et les banques, répondent davantage aux mails des candidats blancs que des candidats noirs.

Plutôt que de prolonger cette liste d’enquêtes, qui vont toutes dans le même sens, je voudrais réfléchir aux différentes méthodes utilisées. Je me base notamment sur un article de 2008 de Devah Pager et Hana Shepherd qui fait le point sur le sujet. Les auteures expliquent d’abord que discrimination n’est pas racisme, et n’implique pas la volonté de nuire, c’est une mesure beaucoup plus « neutre », c’est-à-dire qu’il s’agit d’établir qu’il y a un traitement différentiel lié à la race ou l’ethnicité présumée. Evidemment, ce traitement nuit, mais en étudiant les discriminations de cette façon, le but est de dépassionner le débat, et de faire apparaître des éléments structurels et non individuels, chez ceux par qui les discriminations arrivent : les employeurs, les bailleurs, ou les banquiers.Capture d_écran 2017-11-22 à 00.44.56

Une première façon de faire est de demander aux personnes concernées si elles ont subi des discriminations. Si les résultats sont intéressants (montrent que les Noirs, hispaniques et asiatiques, notamment de classes moyennes, affirment fréquemment en être victimes), mais difficiles à utiliser, tant les biais de perception peuvent être importants, à la hausse ou à la baisse. Une autre méthode est de passer par les « potential discriminators ». Il s’agit alors de mener des interviews pour faire apparaître les représentations de ces personnes, montrant par exemple en 1991 que les employeurs considèrent que les jeunes hommes noirs des centres-villes sont paresseux et peu dignes de confiance. Pour autant, là aussi, les représentations et les attitudes ne se recoupent pas forcément.

Les mesures quantitatives semblent mieux à même de faire apparaître l’existence ou non d’une différence de traitement fondée sur une unique caractéristique : le sexe, l’âge ou le plus souvent la catégorisation raciale. C’est loin d’être évident en réalité. « Isoler » une variable signifie que l’on a, en langage statistique, « contrôlé » toutes les autres. En outre, corrélation ne signifie pas causalité. Certains ont monté des expériences en laboratoire : on fait venir des gens et on les fait réagir à des CV où la seule différence est la photo du candidat. Mais ces expériences ont leurs limites. Une autre solution est que les Américains appellent des « audit studies » et que nous appelons en bon français des « testings » : entraîner des acteurs pour faire apparaître des différences de traitement dans des domaines aussi différents que l’emploi, le logement, la vente de voiture, l’assurance, le crédit immobilier, la demande d’avance de frais médicaux ou même la prise en charge par les taxis. Mais là encore, ces méthodes souffrent de limites : les biais potentiellement introduits par les acteurs, la difficulté de généralisation et leur coût qui limite souvent leur ampleur.

Les chercheurs américains s’intéressent aussi aux tribunaux : ils observent l’évolution des plaintes pour discriminations et la façon dont les tribunaux les jugent. En effet, l’une des grandes différences avec la France est la judiciarisation de la discrimination, qui va avec une expertise des avocats comme des associations pour faire apparaître le sujet. D’ailleurs, les données peuvent même être constituées par le ministère public, comme lors de la récente condamnation de JP Morgan, qui en janvier dernier a accepté de verser 55 millions de dollars aux emprunteurs Africains-Américains et Hispaniques à qui la banque – à travers des intermédiaires – avait fait souscrire entre 2006 et 2009 des crédits plus chers en moyenne de 1000 $ par rapport aux autres clients. Wells Fargo en 2012 avait quant à elle payé 175 millions. La présidence Obama prenait ces questions au sérieux et avait notamment désigné des « federal prosecutors » pour calculer et prouver ces différents.
Concernant le crédit, les études universitaires peuvent aussi se fonder sur les données disponibles, notamment les grandes enquêtes publiques, dont les analyses montrent éternellement des différences d’accès et de prix.

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Enfin, si montrer les discriminations exige de considérer des personnes qui sont dans des situations identiques (donc en général les Noirs et Hispaniques de classe moyenne que l’on compare aux Blancs de classe moyenne), qu’en est-il pour les plus pauvres ? C’est une question un peu différente, l’exploitation des pauvres parmi lesquels les membres des minorités sont surreprésentés, passe notamment par des crédits de très mauvaise qualité du fait de scores de crédit dégradés, comme les auto title loans, crédits gagés sur les voitures. Les emprunteurs donnent l’original de leur carte grise au prêteur, qui peut également installer une puce dans la voiture, qui en cas de défaut de paiement arrête le moteur, y compris si la voiture est en marche. Cela s’ajoute à des salaires très faibles, des frais médicaux ruineux du fait de l’absence d’assurance et des coûts de logement souvent disproportionnés.

Dès lors, réfléchir aux discriminations c’est aussi réfléchir au sort fait à ceux qui sont structurellement laissés à l’écart, et se demander jusqu’à quel point les écarts de dureté de la vie sont justifiables par les écarts de richesse.

 

Réformes fiscales

Alors que le parlement français discute du projet de loi de finance, il est intéressant de tracer un parallèle avec la réforme fiscale que les Républicains américains sont en train de mettre en œuvre. Les deux présidents nouvellement élus ont finalement des objectifs très similaires : faire revenir l’argent des entreprises parti off-shore (Apple, le champion, a 246 milliards au chaud), et éviter que plus ne s’en aille. Les réponses, avec des outils qui ne sont pas les mêmes se ressemblent, il s’agit dans les deux cas de baisser les impôts sur le territoire, afin de les mettre au niveau des pays les plus attractifs. Aux Etats-Unis, l’enjeu du vote va être de réduire le taux d’imposition des entreprises de 35 à 20% (en France le projet est de passer de 33% aujourd’hui à 28% en 2020).Résultats de recherche d'images pour « money off shore »

Evidemment, dans les deux pays, le débat est le même : cela aura-t-il un véritable effet ? Le risque est grand de vider les caisses de l’Etat « pour rien », car l’argent des entreprises est si mobile, et leurs capacités à bénéficier des niches fiscales telles, que les plus grosses arriveront toujours à payer moins d’impôts. Et finalement les Etats entérinent cet état de fait, en baissant les impôts du capital, tout en augmentant ceux du travail. Le phénomène décrit depuis les années 1990 ne fait que se renforcer : les immobiles paient pour les mobiles, et les immobiles détestent de plus en plus les mobiles (qui peuvent prendre des noms variables selon les périodes : capitalistes, élites, bobos, mondialistes, etc). Dans le cas de Trump il y a un bien sûr un paradoxe à voir celui qui a été élu par les « immobiles », qui voient leur travail être délocalisé, favoriser les mobiles, mais ce n’est pas faute de les avoir prévenus. Côté Macron, il y a plus de cohérence.

Mais le parallèle ne se limite pas aux entreprises : dans les deux cas les changements fiscaux touchent aussi les ménages, et les dirigeants affirment que ces lois ont pour objectif de favoriser les classes moyennes. La catégorie est suffisamment malléable pour justifier aussi bien les déductions fiscales envers des familles touchant de hauts salaires, que les hausses qui toucheront certaines catégories (aux Etats-Unis c’est le cas pour les familles nombreuses, dont les déductions vont être baissées). Certains groupes sont ainsi décrits comme suffisamment riches pour contribuer – les retraités en France par exemple – et d’autres comme trop pauvres pour faire partie des classes moyennes, et constamment décrites comme trop soutenues par l’aide publique.

Résultats de recherche d'images pour « gilded age buildings chicago »L’éditorial d’hier du NY Times dit les choses clairement : la réforme fiscale proposée par les Républicains est faite pour le « new gilded age », en référence aux années 1920, période de l’enrichissement gigantesque des industriels et d’inégalités extrêmes. Les courbes des économistes nous montrent que nous nous en rapprochons chaque jour un peu plus. C’est une réforme pour les 1%, et les 99% restant sont « dispensable ». C’est sans doute là qu’est le problème politique majeur, en Europe comme en Amérique du Nord : la répétition par les dirigeants politiques de la nécessité de faire des lois pour satisfaire ceux qui détiennent le capital, sans qui nous dit-on rien n’est possible, ni croissance, ni emplois, ni investissements publics ni même savoir (car l’avenir est dans la recherche – en entreprise), donne le sentiment que le reste de la population ne compte pas, doit se soumettre et remercier.

Un autre élément qui rappelle le début du 20e siècle, est que l’on parle de déductions fiscales pour les entreprises, mais pas seulement : il s’agit de plus en plus d’individus. En France, l’ISF en est le symbole. En décidant de ne plus taxer les patrimoines investis en bourse ou dans des entreprises, on voit bien Résultats de recherche d'images pour « vanderbilt family »que l’idée que la finance « n’a pas de visage », ou que le capital des entreprises n’est contrôlé par personne, seulement par les marchés, ne tient pas vraiment. Il y a bien des individus dont la richesse est telle qu’elle influence le fonctionnement de l’économie, et les gouvernants veulent prendre soin de ces familles-là. Là aussi, on a des formes de retour aux premiers âges du capitalisme. Aux Etats-Unis, la taxation de l’héritage, qui a pu être très élevée, car l’héritage est perçu comme orthogonal aux valeurs du rêve américain où la course à la réussite serait rejouée à chaque génération, a été considérablement amoindrie ces dernières années. Ainsi, pour commencer à payer le premier dollar d’impôt, il faut que l’héritage dépasse 5,5 millions de dollars. La réforme actuelle vise à faire passer ce seuil à 11 millions de dollars. Le niveau de taxation a lui aussi diminué.

Bien sûr, les Etats-Unis et la France ont des histoires fiscales très différentes. La sociologie Monica Prasad a montré notamment que les Américains ont depuis les années 1920 mis en place une lourde taxation de la richesse, très poRésultats de recherche d'images pour « monica prasad the land of too much »pulaire, car touchant peu de monde, et cohérente avec la vision méritocratique du pays. Cette taxation de la richesse était portée par les Etats ruraux, qui en revanche luttaient contre la mise en place d’impôts sur les biens, expliquant que les taux de TVA soient toujours très faibles aux Etats-Unis. En revanche, en France, la taxation de la richesse a été vue comme une ingérence autocratique de l’Etat central, et les impôts se sont davantage centrés sur la taxation de la consommation (notamment car la France, comme l’Europe était à cette époque importatrice de matières premières agricoles, alors que les USA connaissaient la surproduction). Monica Prasad explique ainsi que lorsque dans les années 1970 les impôts ont été décriés, et que les taux d’impôts sur le revenu ont chuté (voir le graphique de Piketty), l’Etat n’a pu se tourner vers d’autres ressources, il s’est appauvri, a augmenté sa dette et baissé la protection qu’il apportait aux citoyens. Alors que l’Etat français a lui maintenu des taux de TVA élevés, impôt moins visible et bien moins discuté en France.

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Ces histoires nationales continueront-elles à dessiner des paysages fiscaux différents, ou la rapidité de circulation des capitaux qui ne fait que croître condamnera-t-elle tous les Etats à avoir des politiques identiques, au nom des risques d’évasion fiscales ? Ces politiques convergent vers un abaissement des impôts, et forcément une baisse de pouvoir des Etats, puisque ce qu’ils ne peuvent plus payer devra être délégué.