Le patrimoine des femmes

Les accusations de « comportements inappropriés » de Trump contre les femmes sont bien connues, et loin d’être derrière lui. Une partie des femmes américaines s’étaient mobilisées contre lui pendant la campagne. Mais à l’heure où la loi fiscale des Républicains est en train d’être votée, et sans doute acceptée dans ses grandes lignes, il apparaît que le président poursuit des pratiques de maltraitance des femmes dans un autre domaine : celui de l’économie. Les recherches de Mariko Chang sur les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes valent la peine d’être regardées de près, en ce qu’elles montrent la façon dont non seulement l’organisation du travail mais aussi la politique fiscale et la faiblesse des prestations sociales contribuent à ce que les femmes soient moins riches que les hommes.

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Les inégalités de revenu sont importantes aux USA : pour un dollar gagné par un homme, une femme ne gagne que 77,8 cents. Mais l’écart est encore plus spectaculaire pour le patrimoine. Il est très difficile de distinguer les richesses individuelles au sein des couples car les statistiques sont essentiellement établies pour les foyer et ce n’est que par approximation que l’on peut déduire les patrimoines réciproques de l’homme et de la femme dans les couples, même si Chang consacre un chapitre à montrer les arrangements, et la façon dont les hommes ont tendance à prendre en charge les grandes décisions. C’est pour cette raison que l’essentiel des chiffres fournis dans l’ouvrage concernent les personnes non mariées. Et l’écart entre homme et femme est faramineux : les femmes célibataires possèdent 36 % de la richesse des hommes célibataires (pour le dire autrement, quand les hommes ont 1 dollar, les femmes ont 36 cents). Ces écarts sont vrais à tout âge, en proportion ils diminuent avec l’âge, mais augmentent en valeur absolue. Et plus le revenu est élevé, plus la différence est forte en valeur absolue : lorsque les personnes gagnent moins de 20 000 dollars par an, la différence est de 240 dollars, lorsqu’elles gagnent plus de 80 000, elle est de 210 000 dollars.

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Comment l’expliquer ? D’abord par les différences de revenu : même si les femmes remontent la pente de ce côté-là, en particulier les femmes de moins de 25 ans, qui gagnent 95 % du salaire des hommes, l’écart reste, ce qui signifie que les hommes ont un surplus qu’ils peuvent faire fructifier. Toutefois, cette explication trouve sa limite dans le fait qu’à revenu égal, le patrimoine masculin se constitue plus vite que celui des femmes. Un facteur essentiel, qui revient de nombreuses fois dans le livre est le fait que les femmes sont mères, et que parmi ces femmes célibataires, nombreuses sont celles qui ont des enfants à charge, ce qui réduit d’autant leurs marges pour constituer un patrimoine. Mais là où les données étudiées par Chang sont les plus originales est qu’elle regarde la structure des revenus, pour expliquer pourquoi les hommes prennent ce qu’elle appelle le « wealth elevator », quand les femmes prennent l’escalier.

Pour la sociologie de l’argent, une telle approche est très importante, car si à la suite de Zelizer de nombreux travaux ont montré l’intrication de l’argent et de la famille, il s’agit ici de réfléchir à la dimension politique et sociale de la question. Comment dans le marché du travail, dans les politiques fiscales, dans la redistribution, l’organisation et les conceptions de la famille, produisent-elles des différences économiques ?

Trois domaines sont essentiels. D’abord celui des « fringe benefits », terme que les Américains utilisent beaucoup et qui est difficilement traduisible en Français et qui désigne les surplus au salaire versés à la discrétion des employeurs (charge sociale recouvre mal le terme, car les fringe benefits n’ont rien d’obligatoire et ne sont pas versés à l’Etat). Cela comprend les assurances santé et les versements sur les fonds de pension mais aussi par exemple la possibilité de prendre des jours de congé pour enfants malade. Tous les secteurs d’emploi ne sont pas aussi généreux, en particulier l’industrie (plus masculine), avec ses syndicats, offre de meilleures conditions. EnRésultats de recherche d'images pour « fringe benefits » outre, les employés à temps partiel sont souvent exclus de ces conventions. Les femmes étant plus souvent, en particulier pour les enfants, dans cette situation, elles se trouvent défavorisées de ce côté là, ce qui a des effets sur leur richesse à court et à long terme. Le deuxième domaine, qui pousse dans la même direction que le premier, est celui des déductions fiscales. L’Etat américain offre de généreuses déductions à deux catégories de dépenses : les intérêts d’emprunt immobilier et les versements sur les plans de retraite. Les hommes en sont davantage bénéficiaires. Pour les emprunts immobiliers, cela s’explique de deux façons : d’abord les hommes ont des maisons plus grandes, des emprunts plus chers, donc plus d’intérêts à déduire. Ensuite les hommes ont de meilleurs revenus, donc bénéficient plus des déductions. Christopher Howard, dans The Hidden Welfare State a calculé qu’en 1995, l’Etat américain a dépensé 69,4 milliards en subventions pour les pensions Résultats de recherche d'images pour « the hidden welfare state »plans et 53,5 pour les intérêts d’emprunts immobiliers, contre 26,6 milliards pour les food stamps et 17,3 pour les familles avec enfants. En moyenne les hommes bénéficient davantage des deux premiers et les femmes des deux seconds. Enfin, le troisième domaine où se creuse l’écart est celui des prestations sociales. Elles existent aux USA contrairement à ce que l’on peut croire parfois, il y a notamment une retraite de la sécurité sociale, qui nécessite d’avoir 35 années pleines, et des assurances chômages. Là encore, davantage d’emplois à temps partiel et les arrêts pour les maternités désavantagent les femmes.

L’auteur regarde aussi du côté des dettes : l’endettement américain a explosé ces dernières décennies, mais il y a dettes et dettes. Les dettes d’emprunt immobilier construisent un patrimoine, à situation économique égale toutefois, les femmes ont des crédits plus chers, elles ont 32% de chances de plus que les hommes d’avoir un crédit immobilier subprime, et les chiffres s’envolent si l’on observe les crédits reçus par les femmes noires ou hispaniques. Quant aux dettes de consommation, et particulièrement celles prisent sur les cartes de crédit, elles sont très chères et appauvrissent le foyer plutôt qu’elles ne constituent un investissement. Les femmes en souscrivent davantage. Et là c’est moins de richesse qu’il est question que de pauvreté, car, c’est une évidence, si les femmes sont moins riches, elles sont plus souvent pauvres, ce que Chang appelle “wealth poor”, c’est-à-dire sans aucun patrimoine ou avec des dettes supérieures aux possessions.

Enfin, le livre décrit la « motherhood wealth tax », et montre que les femmes perdent de l’argent quand elles deviennent mères, qu’elles quittent le marché du travail ou y restent. Si elles y restent, l’écart avec les salaires des hommes augmente de 4 % au premier enfant, de 12 % pour chacun des suivants, alors que les hommes voient au contraire un « bonus » de 9 % en moyenne pour la naissance d’un enfant. Cela s’expliquerait par les stéréotypes selon lesquelles une mère ne peut se consacrer pleinement à son travail quant un père au contraire, devant faire vivre sa famille, sera un employé parfait. En cas de divorce, les femmes, qui pour certaines avaient arrêté de travailler, se rendent compte de leur situation économiquement défavorable. Et pour l’ensemble, l’argent accumulé sur les fonds de pension, qui sera la source des revenus à la retraite sont moins élevés que ceux des hommes.

Capture d_écran 2017-12-05 à 05.40.22La France connaît des phénomènes similaires, simplement les écarts sont moins forts (l’INED estime que l’écart de patrimoine entre hommes et femmes est de 15 %, voire le tableau ci-dessus). Toutefois, comme aux USA, la conception de la famille où l’homme gagne le pain quand la femme reste à la maison, infuse les politiques économiques et sociales. Ou plutôt, comme aux USA, des politiques qui ne sont pas pensées comme liées au genre (des politiques qui défiscalisent tel investissement ou établissent des montants de transferts sociaux), le sont en réalité du fait d’une plus grande pauvreté des femmes, qui ont de plus faibles revenus du travail et plus de charges d’enfants. Les retraites des femmes sont plus faibles, pour les mêmes raisons qu’aux USA : moins d’années de cotisations, des interruptions pour les enfants, et un niveau général de cotisation plus faibles. Le seul domaine qui est moins spectaculairement défavorable est celui de l’assurance santé, mais il faudrait voir en détail ce qu’il en est. Des comparaisons terme à terme seraient intéressantes pour comprendre quels mécanismes font que l’écart est plus faible en France, on peut notamment penser à l’inégalité extrême que constitue l’accès ou non aux fringe benefits. Ne pas en avoir aux USA signifie n’avoir aucun filet de sécurité en cas de problème (ne serait-ce que le droit de s’absenter pour un enfant malade), et cela a un effet considérable sur la possibilité ou non de pouvoir stabiliser sa vie et épargner.

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Pour revenir à la réforme fiscale en cours, l’intérêt de la lire au prisme du genre est qu’en privilégiant ceux qui sont déjà dans la course, elle privilégie les hommes. Et privilégier les hommes, souligne Mariko Chang, c’est défavoriser les foyers féminins, où sont plus souvent élevés les enfants, c’est donc accentuer la transmission de la pauvreté.

Medication Costs

Cela fait un petit moment que je n’ai pas parlé d’assurance santé. Non que le sujet ne se soit pas présenté, mais je craignais que le blog ne devienne un peu répétitif… Pour synthétiser : un coude cassé et une otite qui ne veut pas s’en aller nous ont aidés à nous familiariser avec le système local de prise en charge.

Il y a un aspect très efficace : les deux fois nous avons commencé par l’hôpital (oui, l’entrée des urgences n’est pas très engageante, mais bon, on n’y va pas pour avoir une belle vue…), avec nos cartes d’assurance. On avait bien sûr vérifié avant sur internet la liste des adresses autorisées par notre assurance. Une fois dans le système, nous sommes envoyés chez des Résultats de recherche d'images pour « hospital evanston »spécialistes, tout est enregistré, plus besoin de paperasse : les examens, radios, prescriptions sont en ligne, plutôt pratique. Et quand on a un rdv, on reçoit un coup de fil deux jours avant pour nous le rappeler. Sur place, on n’attend pas trop. Bref ça tourne.

Mais la question du paiement reste pour le moins ténébreuse. La première question que l’on nous pose en arrivant à l’hôpital est invariablement de savoir si nous avons une assurance. Heureusement oui ! La personne à l’entrée entre tous les codes, puis nous dit qu’on va pouvoir voir un médecin. Pas besoin de payer ? L’on recevra plus tard les informations, quand l’hôpital aura facturé l’assurance, qui aura calculé ce qu’on lui doit. A partir de là, tous les examens sont pris en charge – en tous cas tant qu’on n’a pas la facture.

Pour le coude de mon fils : une radio à l’hôpital le premier jour. On lui fait un plâtre temporaire, en attendant que l’hématome diminue. Et on nous donne l’adresse d’un spécialiste. Une semaine plus tard, nous nous rendons chez ce spécialiste. Son CV comme celui de ses collègues est disponible dans les présentoirs de la salle d’attente, où l’on apprend qu’il s’agit d’un ponte de chirurgie orthopédique, peut-être un tout petit peu trop compétent pour la « petite fissure » sur le coude qu’on lui présente. Nous découvrons une mise en scène Résultats de recherche d'images pour « doctor hero »apparemment habituelle dans la médecine américaine : le patient est pris en charge par une assistante, qui fait faire tous les examens. Quand tout est prêt, le médecin vient pendant une minute (et encore les fois où il traîne, c’est plutôt 30 secondes), dit « no need for surgery » et demande à revoir le patient la semaine suivante. Faut-il préciser que le médecin est le seul homme que l’on rencontre – en dehors du technicien de la radio ?

Il a donc fallu aller quatre fois chez ce spécialiste, faire une radio à chaque fois (plus une sorte d’IRM la première fois), sans savoir le coût. Au premier rendez-vous la secrétaire avait tout de même téléphoné à l’assurance pour s’assurer qu’elle était d’accord. On ne peut s’empêcher de penser que cette débauche d’examens médicaux, et le luxe des conditions d’exercice de notre professeur hors pair, expliquent le coût des assurances, et la part du PIB consacré à la santé.

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Aujourd’hui, pour l’oreille de ma fille, j’ai dû payer pour la première fois : la secrétaire s’est enquis des détails de notre assurance et m’a dit qu’il y avait un « co-pay » de 20 dollars. Bien. En fait la carte d’assurance était accompagnée d’un dépliant indiquant qu’il y avait souvent des choses à payer en plus. J’avoue l’avoir regardé en diagonale, car plutôt que de chercher à comprendre, j’ai résolu de m’en remettre à la fatalité et j’attends de savoir ce qui nous tombera sur le coin du nez.

Toutefois, en attendant le médecin, j’ai lu en détail les instructions données au patient sur le fonctionnement pratique de l’hôpital, et la partie sur le prix des médicaments m’a laissée rêveuse :

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D’où il ressort 1) qu’on ne peut savoir le coût des médicaments, mais 2) on peut vous aider, enfin si c’est possible et 3) bon, ceci dit aide-toi et le ciel t’aidera. Est-ce que le patient doit lui-même proposer des idées de médicaments moins chers ? Cela expliquerait ces publicités de médicaments, qui passent en boucle et se terminent invariablement par “ask your doctor”.

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Enfin, puisque je parle du prix des médicaments, j’en profite pour signaler la sortie dans toutes les bonnes librairies le 26 octobre du livre de mon ami et néanmoins collègue Etienne Nouguez.

Prouver son adresse à l’école

Comment prouver son adresse à une administration lorsque l’on n’est dans une ville que depuis 2 jours ? C’est à cette épineuse question que la journée d’hier a été consacrée, pour réussir à inscrire les enfants à l’école d’Evanston. L’école commence officiellement lundi, il nous fallait donc réussir à tout faire en une journée, on y est presque arrivés.

Résultats de recherche d'images pour « school bus »Il faut d’abord noter que toutes les personnes avec qui nous avions été en contact par mail étaient extrêmement accueillantes. Nous avions fait l’enregistrement en ligne selon leurs conseils, et l’inscription définitive semblait une formalité. Or, en arrivant, il nous manquait deux choses : le formulaire médical devant être rempli par un médecin ayant vérifié leur condition physique (pour les yeux et les dents, on pourra attendre un peu), et deux justificatifs d’adresse. Nous n’en avions qu’un, de notre logement.

Et ici, on retrouve deux questions déjà rencontrées ici : l’assurance santé, et la banque. En effet, l’assurance santé c’était le problème pour le document médical. Le service scolaire nous a donné une liste de cliniques où nous pouvions aller, nous sommes allés dans la plus proche, mais on nous a dit à l’accueil qu’il fallait d’abord vérifier auprès de notre assurance que nous étions éligibles pour cette clinique. Comme nous changeons Résultats de recherche d'images pour « kids medical exam »d’université, nous changeons d’assurance, nous n’avions rien sur nous, et l’expérience de la précédente dont il a été impossible d’avoir les informations. On a commencé à avoir des sueurs froides, car ce document médical est obligatoire pour commencer l’école. Je ne fais pas durer le suspens plus longtemps : nous nous sommes rappelés que nous avons une amie pédiatre à Evanston, qui était miraculeusement chez elle, et nous a sauvés en remplissant le papier à partir du carnet de santé des enfants (il s’agissait en gros de certifier qu’ils étaient vaccinés).

Ce problème résolu, nous nous attaquons au suivant : prouver notre adresse. L’administration scolaire demande quatre documents – mais ils ont bien voulu réduire la note à trois – qui consistent globalement à prouver son insertion économique. La dame énumère les possibilités : électricité, gaz, téléphone. Nous n’avons rien de tout ça, car nous habitons dans un appartement-hôtel mis à notre disposition par l’université. Voiture ? Non. Contrat de travail ? Sur la lettre d’engagement de l’université, c’est notre adresse de Paris qui apparaît. Compte en banque ? Nous avons celui du Vermont mais pas à la nouvelle adresse… Ca s’annonce compliqué. Nous commençons par demander de l’aide à l’université. Grâce aux téléphones portables et aux mails, ainsi qu’à la gentillesse de nos interlocuteurs, nous avons assez rapidement une lettre certifiant notre adresse. Et pour le troisième document, nous décidons d’ouvrir un nouveau compte en banque (après avoir appelé notre banque du Vermont en lui disant notre nouvelle adresse, mais ils ne sont pas en mesure de nous fournir rapidement un document portant celle-ci). Je la fais courte, mais la première dit non car nous ne restons pas assez longtemps, la seconde est d’accord, et se base sur la lettre de l’université pour garantir notre adresse. Pour prouver notre identité, nous présentons deux documents : le passeport, et une carte bancaire (preuve d’identité donc). Tout contents nous repartons vers les services scolaires. Il est 15h, ceux-ci ferment à 16h, tout va bien.Résultats de recherche d'images pour « pile de papiers »

Quand nous y arrivons, il y a beaucoup plus de monde que le matin. Bon, on attend. Vers 17h c’est notre tour, et là, la dame n’a pas reçu notre mail avec la lettre de l’université, le document n°2, que nous n’avons pas physiquement, et le téléphone qui la contient n’a plus de batterie. Comme l’inscription est très longue, nous la faisons en attendant que le téléphone se recharge, mais ¾ d’heure plus tard, il ne s’est toujours pas rallumé, il a décidé de nous compliquer la tâche. Je relis la liste affichée des preuves de résidence qui peuvent être soumises, et je vois qu’un achat en ligne convient. Euréka : ce sera la commande d’antivols de vélo faite la veille sur Amazon qui remplacera la lettre de Northwestern. Tout va bien, ils sont inscrits, mais il devront encore passer un test d’anglais pour savoir où ils seront envoyés. Ils ne commenceront donc que mardi à aller à l’école, mais ça ira.

Il y a quelque chose de vertigineux dans le fait de pouvoir remplacer une lettre d’une université prestigieuse disant que nous sommes officiellement invités (un document qui ne s’obtient donc pas facilement) par une facture de quelques dizaines de dollars sur Amazon. Cette expérience est une application pratique des travaux de Viviana Zelizer, encore elle, qui a décrit l’intrication de l’intimité et de l’économie. Elle s’est notamment Résultats de recherche d'images pour « zelizer purchase of intimacy »intéressée à la façon dont la justice établit les liens entre les personnes en se basant sur leurs relations économiques. Le versement des indemnités après le 11 septembre l’a passionnée : l’Etat américain a accordé des sommes très élevés aux familles des victimes. Lorsque les personnes étaient mariées, avaient des enfants, les bénéficiaires étaient faciles à définir, mais il y eu des contestations lorsque les personnes vivaient en concubinage. Elle raconte ainsi le cas d’une femme qui vivait avec une autre femme. Ses frères et sœurs, afin de toucher l’indemnité, ont affirmé que cette autre femme était sa colocataire, et n’avait donc pas de lien d’intimité avec la victime. La conjointe a alors produit des preuves du lien amoureux avec celle qui n’était pas juste une colocataire : compte bancaire commun, inscription commune au club de gym, factures en tout genre.

Mon collègue et ami Gilles Laferté a forgé la notion d’identification économique pour désigner la façon dont notre identification administrative s’est progressivement économicisée : l’ouverture généralisée de comptes en banque à la population en a fait un signal d’enracinement, et les vérifications faites par la banque valent pour vérifications administratives. L’historienne Orsi Husz décrit la façon dont en Suède, ce sont les banques qui ont délivré les premières cartes d’identité dans les années 1970, car il fallait prouver son identité pour utiliser les chèques et les services bancaires. Au Moyen-Age, raconte une autre historienne, Laurence Fontaine, les « sans feux ni lieux », étaient les seuls à ne pas pouvoir obtenir de crédits, qui à l’époque étaient généralisés en s’appuyant sur les liens d’interconnaissance et de dépendance. A l’époque contemporaine, l’identification économique ne passe plus par des témoins de bonne moralité, mais par les cartes bancaires, les abonnements téléphoniques et les achats sur internet. Ca permet de faire fonctionner un monde dans lequel les individus sont beaucoup plus mobiles, mais où en même temps il faut sans cesse prouver des formes d’enracinement. Ce qui est finalement le plus surprenant dans cette expérience scolaire est que la bureaucratie la plus classique perdure dans le pays de Google.

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Avoir une fille en médecine

Ce week-end nous avons rendu visite à des amis américains qui passent leur été dans le Vermont dans une maison au milieu de la forêt, avec un petit étang pour se baigner et des oiseaux de toutes les couleurs parfaitement assortis au paysage. Nous les avions vus la dernière fois il y a huit ans, leur fille entrait au College (à l’université donc), et ils nous avaient dit qu’ils étaient contents car ils avaient économisé suffisamment pour être en mesure de financer ses quatre années d’études. Depuis, celle-ci a débuté des études de médecine (qui ici ont lieu après les 4 années de Collège). Elle vient de finir sa troisième année. Lorsque nous en parlons, je leur demande s’ils seraient d’accord pour que je leur pose quelques questions pour mon blog, car la question du financement des études est décidément centrale.

Résultats de recherche d'images pour « medical school er tv »Ils me disent qu’ils sont Américains, donc qu’ils veulent bien qu’on en parle… Soulignant que les tabous autour de l’argent ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Ce n’est pas qu’il n’y en a pas ici, mais pas autour de ce sujet. Donc, nous disent-ils, ils ont choisi de financer entièrement leur fille, ne lui demandant par exemple pas de travailler l’été ou pendant son année scolaire pour participer. Certains de leurs amis font d’autres choix, par exemple, quand les enfants sont au lycée, ils leur demandent de trouver des petits jobs afin d’économiser pour payer non les frais d’inscription mais le “room and board”, c’est-à-dire le gite et le couvert sur les campus. Celui-ci peut-être très élevé, de l’ordre de 10 000 dollars par an. En échange, les facs rivalisent d’imagination pour attirer les étudiants avec des campus plus beaux les uns que les autres et des lieux de restauration faits pour que les parents et les enfants lorsqu’ils font le tour des campus avant de choisir, se pâment devant l’offre. En ce moment les sushis bars font fureur – j’ai d’ailleurs appris par un étudiant d’ici, professeur de français dans un lycée privée près de Boston, dont les tarifs dépassent les 60 000 dollars par an, que là-bas aussi les suRésultats de recherche d'images pour « sushi bar »shis étaient à volonté. Cela pour dire que demander à ses enfants de financer le room and board signifie qu’ils devront trouver 1000 dollars par mois s’ils ne les ont pas économisé avant. Nos amis ont préféré laissé ce temps à leur fille pour travailler, et nous disent-ils, elle remplit sa part du contrat car elle a d’excellents résultats.

Cela me rappelle des choses que j’ai lues sur les transferts d’argent entre parents et enfants, analyses qui traitaient de la France, mais qui me semblent assez universelles : chaque famille organise son système de don et de contre-don dans un contexte de famille “relationnelle” comme l’appelle François de Singly, qui veut dire que la famille se voit comme un lieu d’épanouissement et d’autonomie de chacun, et c’est cela qui est valorisé dans le don et le contre-don. Ce modèle est bien sûr celui de la classe moyenne, qui par ailleurs considère que la réussite scolaire est la voie de l’insertion sociale. Certaines familles font le choix de prêts monétaires, remboursables par les enfants plus tard, quand d’autres considèrent que le contre-don est l’implication dans le travail. Certains parents estiment que l’éducation des enfants passe par leur participation aux frais et leurs demandent de travailler, mais cela est présenté non comme une demande économique mais bien comme une exigence pédagogique (surtout si les parents auraient les moyens de faire autrement, ce qui est plus souvent le cas en France où les études ne coûtent pas aussi cher qu’ici). Il peut y avoir des ratés, et les conflits naissent lorsque les parents ont le sentiment que l’enfant ne prend pas suffisamment au sérieux le don des parents, ou inversement que l’enfant estime que ses parents ne respectent pas la norme d’autonomie et font trop sentir leur volonté de voir leur investissement “rentabilisé”, voire “remboursé”. Bref, si l’aspect monétaire est trop visible.

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Nos hôtes semblent avoir trouvé un équilibre qui les satisfait. Toutefois, les frais des années supplémentaires (qu’ils n’avaient donc pas économisés) correspondent à 2/3 du salaire de professeur d’université de notre ami, de sorte que sa femme, pédiatre à l’hôpital, qui avait pris sa retraite, s’est remise à travailler. Elle dit d’ailleurs qu’elle en est heureuse. Le seul petit détail qui pourrait fâcher, est que leur fille ne veut pas que ses camarades sachent qu’elle n’a pas fait d’emprunt, car elle pourrait apparaître comme une enfant gâtée.

L’une des explications souvent données quant au prix des soins ici est que les médecins ont contracté de très lourdes dettes pendant leurs études et sont obligés de générer d’importants revenus pour les rembourser. Décidément, la question du prix des études est centrale.

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The Struggling Middle Class

Neal Gabler, journaliste et essayiste américain, a écrit un article l’an dernier dans The Atlantic, qui a fait couler pas mal d’encre. Il cite un sondage de la Federal Reserve qui dit que 47 % des Américains ne sont pas en mesure de trouver 400 dollars au pied levé sans avoir à les emprunter ou à vendre quelque chose, puis confesse en faire partie et raconte par le menu son « impotence financière » et ses difficultés depuis des années malgré ses revenus confortables et sa vie mondaine.

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Ce qui m’intéresse dans cette histoire, est qu’elle témoigne d’une question récurrente aux Etats-Unis, qui a notamment joué un rôle important dans les élections présidentielles de l’an dernier, qui est celle du maintien de la classe moyenne. Maintenir la classe moyenne cela signifie que les familles qui se définissent ainsi ne connaissent pas un déclassement allant potentiellement jusqu’à la perte de sa maison ou l’obligation de retirer ses enfants de l’école privée ; et surtout qu’elles soient en mesure de transmettre leur niveau social à leurs enfants. Les historiens ont montré à quel point la nation américaine s’est construite à travers l’idée d’une appartenance générale à la classe moyenne, notamment à Résultats de recherche d'images pour « lizabeth cohen consumers republic »travers un accès de tous à la consommation. Voir par exemple sur le sujet A Consumers’ Republic de Lizabeth Cohen. Pour le dire très vite, si en France les catégories sociales se définissent surtout par la place dans la structure de la production, aux Etats-Unis le niveau social se définit également par la place dans la structure de consommation.

Cela peut expliquer que si la question du maintien dans la classe moyenne se pose bien plus en termes financiers qu’en France (où les discussions portent davantage sur les modes de redistribution par exemple). J’entends par là que dans les articles de presse ou les ouvrages sur le sujet, les auteurs entrent dans les détails des dépenses, et la pauvreté est vue comme un problème d’argent, ce qui est beaucoup moins le cas dans la sociologie française, qui la voit comme un problème de domination sociale. Les choses changent pourtant en France, l’aspect trivialement monétaire de la pauvreté est de plus en plus pris en compte, aussi bien dans les journaux, dans le monde académique ou dans le monde politique. En témoigne le succès de cette idée qu’a eue une jeune femme de montrer ce qu’on peut acheter avec les 5 euros d’APL supprimés. Capture d_écran 2017-07-28 à 23.52.03

Côté américain, si la pauvreté est étudiée, c’est plutôt la classe moyenne « inférieure », selon ces vieux termes forgés au début du 20ème siècle, précisément aux USA, qui est l’objet de l’attention politique et médiatique, et au-delà l’ensemble de la classe moyenne, fragilisée. La désormais sénatrice Elizabeth Warren, auparavant professeur de droit à Harvard, spécialiste des « bankruptcy », c’est-à-dire des faillites personnelles, est devenue célèbre par ses prises de position et ses ouvrages montrant les difficultés monétaires des Américains de la classe moyenne. En 2003, elle publie avec sa fille The two income trap, montrant les difficultés à joindre les deux bouts des familles avec des enfants lorsque les deux parents travaillent. Ce livre fut un best-seller et devint un objet politique. Dans d’autres de ses ouvrages, elle a montré le lien entre les dépenses médicales et la faillite personnelle, ou encore dans The Fragile Middle Class, la fragilisation des ménages du fait de leurs dettes (l’anglais dit « to carry debt », il n’y a pas d’expression aussi claire en Français).

Résultats de recherche d'images pour « the two income trap »Résultats de recherche d'images pour « nickel and dimed »Résultats de recherche d'images pour « evicted desmond »

J’avais aussi beaucoup aimé un livre sur le sujet qu’une amie américaine m’avait conseillé : Nickel and dimed (littéralement s’être fait faire les poches). Une journaliste avait tout quitté pour vivre la vie des « working poor », vivant à l’hôtel ou dans des logements de fortune, et occupant des emplois payés au salaire minimum, plusieurs pour tenter de survivre. Elle décrit la fatigue, la pression des patrons, les douleurs physiques, l’impossibilité de se soigner sans assurance, et une Amérique inhumaine et invivable. Récemment, le livre du sociologue Matthew Desmond (lui aussi professeur à Harvard), Evicted, qui décrit la vie de familles expulsées après la crise des subprimes, a reçu le prix Pulitzer en non-fiction. L’auteur y suit le quotidien de 8 familles pauvres dans la ville de Milwaukee. Elles dépensent jusqu’à 70 % de leurs revenus pour se loger, et enrichissent marchands de sommeil et autres propriétaires de « trailer camps ».

On pourrait penser que l’on s’éloigne un peu des classes moyennes ici, mais en réalité c’est bien d’elles qu’il s’agit. D’une part car aux Etats-Unis, la société se pense comme une vaste classe moyenne (les plus riches sont dans “l’upper middle class”, cf ci-dessous une représentation de la structure sociale US par un professeur de sociologie) avec des frontières franchissables d’une strate à l’autre, puisque ces frontières sont « uniquement » monétaires – c’est le modèle, bien sûr que la réalité est plus complexe. Toutefois, lorsqu’il est question des difficultés à se loger et survivre des familles les plus pauvres, une partie non négligeable de la population peut estimer être potentiellement concernée un jour. D’autre part, car derrière tous ces reportages ou enquêtes académiques, c’est aussi le modèle de Welfare qui est en jeu : les obstacles que rencontre cette classe moyenne fragilisée se trouvent dans l’accès à la santé, à l’éducation, à une retraite décente, et les questions de fiscalité et de redistribution sont présentes en creux, ou en plein comme chez Warren.

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Le texte de Gabler, à l’aune notamment des situations dramatiques comme décrites par Desmond, a été assez vertement critiqué, au motif qu’il est tout de même un peu gonflé de se présenter comme le représentant des classes moyennes en difficultés lorsque l’on est un auteur à succès et que les erreurs financières sont liées à sa volonté de vivre au-dessus de ses moyens : acheter une maison dans les Hamptons en plus de l’appartement à New York, dire à sa femme de ne pas se remettre à travailler après avoir arrêté pour élever les enfants, envoyer ses enfants dans des universités hors de prix, etc. Pourtant, cela prouve bien ce que je disais plus haut : le sentiment d’appartenance à la classe moyenne est diffusé sur quasiment toute l’échelle sociale, et ce qui est peut-être encore plus partagé est le sentiment de ne pas avoir assez d’argent pour avoir le niveau de vie que l’on jugerait « normal ».

Assurance santé, premier épisode

Résultats de recherche d'images pour « breaking bad UK »L’assurance santé aux Etats-Unis fait partie des sujets chauds. Tandis que les sénateurs républicains n’arrivent pas à s’entendre pour détruire l’Obamacare entre ceux qui trouvent que le projet de Trump est trop timide et ceux qui estiment que finalement certains Américains se trouvent mieux avec une assurance santé que sans, je fais l’expérience d’avoir besoin d’utiliser le service de santé sans être assurée. Enfin, pas tout à fait, j’ai bien une carte d’assurée, et je crois aussi que beaucoup d’argent a été dépensé pour ça. Toutefois, de façon mystérieuse, cette assurance semble ne rien couvrir. Et le pire est que je n’arrive pas à avoir l’information, car il y a bien un site internet mais les identifiants ne fonctionnent pas. Les collègues habitués m’expliquent que l’assurance ne couvre que des accidents du travail. Mais… je ne travaille pas ici, donc ça doit être différent. Le service médical du campus me dit que n’étant pas étudiante ils ne peuvent me prendre en charge. Mais… sur ma carte d’assurée il y a écrit « student ». Et en appelant l’assurance, une dame très gentille m’explique qu’il faut qu’elle se renseigne auprès du customer service, et me rappellera. Ce qui est dommage c’est que les services médicaux coûtent en général plus cher si l’on n’est pas assuré que ce qui serait facturé à une assurance, ces dernières négociant les tarifs, ce que les individus ne peuvent faire.

Résultats de recherche d'images pour « skocpol maternalist welfare »

En attendant donc que la dame de l’assurance ne me rappelle, j’ai le temps de me plonger dans le fonctionnement du système de prise en charge des soins dans ce pays. Un post de blog est bien sûr un peu court pour résumer les débats des sciences sociales sur le sujet. Deux éléments m’intéressent surtout : d’abord le fait que malgré la vision que nous pouvons avoir depuis la France d’un pays qui n’aurait aucune protection sociale, les choses sont beaucoup plus compliquées. Comme l’a montré Theda Skocpol, la protection sociale etats-unienne est ancienne, elle débute au début du 20e siècle, et elle a été centrée sur deux catégories principales : les vétérans et les femmes. C’est ce qui la conduit à parler d’un « maternalist welfare state » dans son célèbre ouvrage sur le sujet : Protecting Soldiers and Mothers. The political Origins of Social Policy in the United States. Avant que le Welfare ne soit largement démantelé à partir des années 1980, il existait une réelle protection collective pour les retraites, le chômage et la famille. Toutefois, la santé a toutefois toujours été moins développée, en dehors de medicaid pour les personnes âgées et medicare pour les plus pauvres, ce qui a conduit à un système qui semble absurde à tout point de vue : extrêmement coûteux (ci-dessous un rappel par l’OCDE de ce fait toujours étonnant : la part démesurée en comparaison des autres pays du PIB Etats-Unis consacré à la santé) tout en étant profondément inégalitaire et en laissant une part de la population quasiment en dehors de tout soin.

Capture d_écran 2017-07-24 à 21.30.09Le second sujet qui m’intéresse concernant l’assurance santé est son importance dans les recherches actuelles sur la “financiarisation de la vie quotidienne”, très fécondes en particulier en Amérique du Nord et en Angleterre. Ces travaux montrent la façon dont la vie des ménages est transformée par la financiarisation de l’économie, qui s’insinue dans les budgets familiaux et les modes de vie. L’Américain Jacob Hacker parle de “risk shift” pour désigner le fait que les risques auparavant pris en charge par des assurances collectives (la vieillesse, l’éducation, la famille, et tout de même un peu la santé) pèsent désormais entièrement sur les épaules des ménages qui doivent fairRésultats de recherche d'images pour « bills coins children »e des calculs savants pour emprunter et investir leur argent pour faire face à leur futur retraite, aux études de leurs enfants, à la maladie, mais aussi pour financer leur vie quotidienne avec des systèmes d’emprunt compliqués (les subprimes l’ont bien montré) et une multiplicité de produits financiers disponibles. En Grande-Bretagne, ce sont des social scientists venus de la géographie (en particulier Andrew Leyshon, Nigel Thrift, Paul Langley, Shaun French, Thomas Wainwright, et bien d’autres) qui ont développé l’idée de la constitution d’un financial subject. Ils veulent dire par là que cette fréquentation accrue des produits financiers et l’importance de leur maniement pour assurer la continuité de la vie transforment la subjectivité des individus qui se mettent à penser comme des investisseurs boursiers. Et l’assurance santé est dans tous les cas l’un des sujets majeurs, tant les coûts pour les familles peuvent être élevés, ou bien pour la payer, ou bien pour payer les soins en son absence, ou pour les deux, quand l’assurance couvre mal.

Toutefois, la dame n’a toujours pas rappelé, et pour l’heure, ma subjectivité n’est pas tant celle d’une investisseuse débridée que d’une usagère contrariée par une bonne vieille bureaucratie.