Un nouveau site

Mes aventures aux Etats-Unis n’ayant pas encore repris, je fais un peu de publicité pour un nouveau site que je viens de lancer avec mes collègues couverture biaisHenri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Olivier Pilmis et Etienne Nouguez, sur un sujet assez différent : celui du comportementalisme.

Ce site accompagne un ouvrage que nous avons écrit sur le sujet, et comporte notamment un blog sur lequel nous discutons d’exemples de mise en oeuvre des techniques comportementales et du nudge dans les politiques publiques.

L’adresse du site : https://lebiaiscomportementaliste.wordpress.com/

Back in Paris

Me voilà de retour à Paris. Retour aux euros, à ma carte bancaire française, plus besoin d’ajouter mentalement aux prix les 10 % de taxes, rdv chez les médecins pour les enfants sans me demander combien il me restera à payer après l’assurance (des factures d’assurance de cet été m’attendaient d’ailleurs – la dame n’avait jamais rappelé, mais ça ne veut pas dire qu’ils m’avaient oubliée), bref, retour à un monde qui ne me semble pas exotique, la banalité de l’habitude.

J’ai délaissé ce blog ces dernières semaines, la fin du séjour à Chicago était chargée, dire au revoir à nos amis là-bas, préparer les bagages, et profiter le plus possible de la bibliothèque, sans compter quelques vacances. Pourtant j’ai pris goût à la chose, et je suis loin d’avoir épuisé le sujet. Ainsi, la réforme fiscale qui vient d’être signée par Trump aurait eu de quoi remplir des pages et des pages. J’aurais par exemple pu parler des spots publicitairesCapture d_écran 2018-01-10 à 21.38.35 diffusés ces dernières semaines pour soutenir la réforme des impôts des républicains. Sous le slogan « bring the middle class back », un ouvrier licencié explique que ses malheurs viennent de la délocalisation des emplois, et qu’après la réforme des impôts, les sociétés, allégées de leur fardeau fiscal, resteront sur le territoire et lui rendront son travail.  Il y a aussi les contre-spots.

J’aurais aussi pu parler des inquiétudes qu’ont connues les universités quand dans la première version du projet de loi il était question de considérer l’exonération des droits d’inscription des étudiants comme un revenu, et de les en taxer, ce qui serait revenu en gros à diminuer leurs salaires par deux.

J’aurais aussi pu parler du fait que Trump et sa famille vont, selon les calculs du NY Times, gagner 11 millions de dollars grâce à cette réforme.

Mais si j’avais pris le temps de vraiment parler de la réforme fiscale sous un angle sociologique, ce qui m’aurait intéressé est surtout la stratification sociale que cette réforme dessine : au nom de la défense de la « classe moyenne », on s’en prend aux plus pauvres (à travers les coupes à venir dans les budgets sociaux) et aux urbains aisés (qui verront leurs impôts parfois exploser du fait de la mise en place d’un plafond sur la déduction des impôts locaux), présentés comme mondialistes, profiteurs et individualistes (une photo de Chicago, qui comme la plupart des grandes villes, a voté à une écrasante majorité pour Clinton, et qui verra une partie importante de ses habitants payer plus d’impôts après la réforme), mais les très riches sont épargnés, car jugés trop puissants pour qu’on ne leur cède pas, et surtout présentés comme les bienfaiteurs de la classe moyenne oubliée. Bien sûr, les alliances ne sont pas seulement économiques, il y a aussi la religion, la suprématie blanche, le rapport à l’environnement, qui conduit des pans entiers de la population à soutenir Trump et à voter pour les Républicains.

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Ces alliances ne sont pas limitées aux Etats-Unis, et rappellent celles qui liaient paysans et seigneurs contre les hordes urbaines, et interroge bien sûr la gauche, qui ne semble pas capable d’aider la « classe moyenne ». Aux Etats-Unis comme en France les villes les plus riches sont plus progressistes, et les démocrates cherchent comment parler aux ouvriers.

Tout ça pour dire que je continue à observer l’argent pour lui poser des questions sociologiques et politiques : comment s’organise-t-on ? Qu’est-ce qui est jugé juste ? Comment les rapports sociaux sont-ils structurés ? Quelles sont les places de chacun ? Et surtout, dans quelle mesure les transformations de la finance et de sa place croissante se traduisent-elles par des transformations sociales ?

Mais je reprends mon observation depuis Paris, avec un regard qui aura peut-être un tout petit peu changé, et se sera, je l’espère, enrichi.

Le patrimoine des femmes

Les accusations de « comportements inappropriés » de Trump contre les femmes sont bien connues, et loin d’être derrière lui. Une partie des femmes américaines s’étaient mobilisées contre lui pendant la campagne. Mais à l’heure où la loi fiscale des Républicains est en train d’être votée, et sans doute acceptée dans ses grandes lignes, il apparaît que le président poursuit des pratiques de maltraitance des femmes dans un autre domaine : celui de l’économie. Les recherches de Mariko Chang sur les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes valent la peine d’être regardées de près, en ce qu’elles montrent la façon dont non seulement l’organisation du travail mais aussi la politique fiscale et la faiblesse des prestations sociales contribuent à ce que les femmes soient moins riches que les hommes.

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Les inégalités de revenu sont importantes aux USA : pour un dollar gagné par un homme, une femme ne gagne que 77,8 cents. Mais l’écart est encore plus spectaculaire pour le patrimoine. Il est très difficile de distinguer les richesses individuelles au sein des couples car les statistiques sont essentiellement établies pour les foyer et ce n’est que par approximation que l’on peut déduire les patrimoines réciproques de l’homme et de la femme dans les couples, même si Chang consacre un chapitre à montrer les arrangements, et la façon dont les hommes ont tendance à prendre en charge les grandes décisions. C’est pour cette raison que l’essentiel des chiffres fournis dans l’ouvrage concernent les personnes non mariées. Et l’écart entre homme et femme est faramineux : les femmes célibataires possèdent 36 % de la richesse des hommes célibataires (pour le dire autrement, quand les hommes ont 1 dollar, les femmes ont 36 cents). Ces écarts sont vrais à tout âge, en proportion ils diminuent avec l’âge, mais augmentent en valeur absolue. Et plus le revenu est élevé, plus la différence est forte en valeur absolue : lorsque les personnes gagnent moins de 20 000 dollars par an, la différence est de 240 dollars, lorsqu’elles gagnent plus de 80 000, elle est de 210 000 dollars.

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Comment l’expliquer ? D’abord par les différences de revenu : même si les femmes remontent la pente de ce côté-là, en particulier les femmes de moins de 25 ans, qui gagnent 95 % du salaire des hommes, l’écart reste, ce qui signifie que les hommes ont un surplus qu’ils peuvent faire fructifier. Toutefois, cette explication trouve sa limite dans le fait qu’à revenu égal, le patrimoine masculin se constitue plus vite que celui des femmes. Un facteur essentiel, qui revient de nombreuses fois dans le livre est le fait que les femmes sont mères, et que parmi ces femmes célibataires, nombreuses sont celles qui ont des enfants à charge, ce qui réduit d’autant leurs marges pour constituer un patrimoine. Mais là où les données étudiées par Chang sont les plus originales est qu’elle regarde la structure des revenus, pour expliquer pourquoi les hommes prennent ce qu’elle appelle le « wealth elevator », quand les femmes prennent l’escalier.

Pour la sociologie de l’argent, une telle approche est très importante, car si à la suite de Zelizer de nombreux travaux ont montré l’intrication de l’argent et de la famille, il s’agit ici de réfléchir à la dimension politique et sociale de la question. Comment dans le marché du travail, dans les politiques fiscales, dans la redistribution, l’organisation et les conceptions de la famille, produisent-elles des différences économiques ?

Trois domaines sont essentiels. D’abord celui des « fringe benefits », terme que les Américains utilisent beaucoup et qui est difficilement traduisible en Français et qui désigne les surplus au salaire versés à la discrétion des employeurs (charge sociale recouvre mal le terme, car les fringe benefits n’ont rien d’obligatoire et ne sont pas versés à l’Etat). Cela comprend les assurances santé et les versements sur les fonds de pension mais aussi par exemple la possibilité de prendre des jours de congé pour enfants malade. Tous les secteurs d’emploi ne sont pas aussi généreux, en particulier l’industrie (plus masculine), avec ses syndicats, offre de meilleures conditions. EnRésultats de recherche d'images pour « fringe benefits » outre, les employés à temps partiel sont souvent exclus de ces conventions. Les femmes étant plus souvent, en particulier pour les enfants, dans cette situation, elles se trouvent défavorisées de ce côté là, ce qui a des effets sur leur richesse à court et à long terme. Le deuxième domaine, qui pousse dans la même direction que le premier, est celui des déductions fiscales. L’Etat américain offre de généreuses déductions à deux catégories de dépenses : les intérêts d’emprunt immobilier et les versements sur les plans de retraite. Les hommes en sont davantage bénéficiaires. Pour les emprunts immobiliers, cela s’explique de deux façons : d’abord les hommes ont des maisons plus grandes, des emprunts plus chers, donc plus d’intérêts à déduire. Ensuite les hommes ont de meilleurs revenus, donc bénéficient plus des déductions. Christopher Howard, dans The Hidden Welfare State a calculé qu’en 1995, l’Etat américain a dépensé 69,4 milliards en subventions pour les pensions Résultats de recherche d'images pour « the hidden welfare state »plans et 53,5 pour les intérêts d’emprunts immobiliers, contre 26,6 milliards pour les food stamps et 17,3 pour les familles avec enfants. En moyenne les hommes bénéficient davantage des deux premiers et les femmes des deux seconds. Enfin, le troisième domaine où se creuse l’écart est celui des prestations sociales. Elles existent aux USA contrairement à ce que l’on peut croire parfois, il y a notamment une retraite de la sécurité sociale, qui nécessite d’avoir 35 années pleines, et des assurances chômages. Là encore, davantage d’emplois à temps partiel et les arrêts pour les maternités désavantagent les femmes.

L’auteur regarde aussi du côté des dettes : l’endettement américain a explosé ces dernières décennies, mais il y a dettes et dettes. Les dettes d’emprunt immobilier construisent un patrimoine, à situation économique égale toutefois, les femmes ont des crédits plus chers, elles ont 32% de chances de plus que les hommes d’avoir un crédit immobilier subprime, et les chiffres s’envolent si l’on observe les crédits reçus par les femmes noires ou hispaniques. Quant aux dettes de consommation, et particulièrement celles prisent sur les cartes de crédit, elles sont très chères et appauvrissent le foyer plutôt qu’elles ne constituent un investissement. Les femmes en souscrivent davantage. Et là c’est moins de richesse qu’il est question que de pauvreté, car, c’est une évidence, si les femmes sont moins riches, elles sont plus souvent pauvres, ce que Chang appelle “wealth poor”, c’est-à-dire sans aucun patrimoine ou avec des dettes supérieures aux possessions.

Enfin, le livre décrit la « motherhood wealth tax », et montre que les femmes perdent de l’argent quand elles deviennent mères, qu’elles quittent le marché du travail ou y restent. Si elles y restent, l’écart avec les salaires des hommes augmente de 4 % au premier enfant, de 12 % pour chacun des suivants, alors que les hommes voient au contraire un « bonus » de 9 % en moyenne pour la naissance d’un enfant. Cela s’expliquerait par les stéréotypes selon lesquelles une mère ne peut se consacrer pleinement à son travail quant un père au contraire, devant faire vivre sa famille, sera un employé parfait. En cas de divorce, les femmes, qui pour certaines avaient arrêté de travailler, se rendent compte de leur situation économiquement défavorable. Et pour l’ensemble, l’argent accumulé sur les fonds de pension, qui sera la source des revenus à la retraite sont moins élevés que ceux des hommes.

Capture d_écran 2017-12-05 à 05.40.22La France connaît des phénomènes similaires, simplement les écarts sont moins forts (l’INED estime que l’écart de patrimoine entre hommes et femmes est de 15 %, voire le tableau ci-dessus). Toutefois, comme aux USA, la conception de la famille où l’homme gagne le pain quand la femme reste à la maison, infuse les politiques économiques et sociales. Ou plutôt, comme aux USA, des politiques qui ne sont pas pensées comme liées au genre (des politiques qui défiscalisent tel investissement ou établissent des montants de transferts sociaux), le sont en réalité du fait d’une plus grande pauvreté des femmes, qui ont de plus faibles revenus du travail et plus de charges d’enfants. Les retraites des femmes sont plus faibles, pour les mêmes raisons qu’aux USA : moins d’années de cotisations, des interruptions pour les enfants, et un niveau général de cotisation plus faibles. Le seul domaine qui est moins spectaculairement défavorable est celui de l’assurance santé, mais il faudrait voir en détail ce qu’il en est. Des comparaisons terme à terme seraient intéressantes pour comprendre quels mécanismes font que l’écart est plus faible en France, on peut notamment penser à l’inégalité extrême que constitue l’accès ou non aux fringe benefits. Ne pas en avoir aux USA signifie n’avoir aucun filet de sécurité en cas de problème (ne serait-ce que le droit de s’absenter pour un enfant malade), et cela a un effet considérable sur la possibilité ou non de pouvoir stabiliser sa vie et épargner.

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Pour revenir à la réforme fiscale en cours, l’intérêt de la lire au prisme du genre est qu’en privilégiant ceux qui sont déjà dans la course, elle privilégie les hommes. Et privilégier les hommes, souligne Mariko Chang, c’est défavoriser les foyers féminins, où sont plus souvent élevés les enfants, c’est donc accentuer la transmission de la pauvreté.

Discriminations II

Je voudrais revenir sur la question des discriminations, pour mettre en regard l’expérience faite à Villeurbanne dont j’ai parlée il y a quelques semaines, avec les nombreuses enquêtes américaines qui démontrent les difficultés d’accès au crédit pour les minorités et l’ampleur de leurs conséquences économiques et sociales.

Le passage par les Etats-Unis est ici particulièrement intéressant, non seulement car il est autorisé d’y catégoriser la « race » des personnes, mais aussi car les données financières et bancaires y sont largement publiques. De grandes enquêtes nationales ajoutent à la richesse des informations disponibles. Or, sur la question des discriminations, l’approche quantitative est irremplaçable. Je ne dirais pas cela sur l’ensemble de la sociologie, au contraire, je suis plutôt critique des travers positivistes que produit une trop grande déférence pour la quantification, mais la discrimination se prouve difficilement autrement que par l’accumulation de cas individuels qui vont tous dans le même sens.

Bref, que nous apprend la sociologie américaine sur les discriminations dans l’accès au crédit ? Il faut d’abord noter que ce sujet est ancien, on peut dire qu’il remonte au début du 20e siècle, et loin d’être uniquement universitaire, il a été depuis longtemps objet de mobilisations politiques. On peut y voir l’écho du rôle central que la consommation joue depuis le début du 20e siècle dans le sentiment d’appartenance à la nation américaine, ce que Lizbeth Cohen résume par l’idée que les USA sont une « république de consommateurs ». Dès lors, les obstacles pour accéder à la consommation sont lus comme des obstacles pour accéder à la citoyenneté, et sont ainsi rapidement des enjeux politiques. Consommation ici ne doit pas s’entendre comme dépenses de plaisir et superflues. Le crédit c’est d’abord le logement et son équipement, la voiture (donc les déplacements dans un pays très grand aux transports en commun peu développés) mais c’est aussi, les frais médicaux (dans les années 1930 il s’agit déjà de l’une des causes majeures des banqueroutes) et parfois la nourriture.Screen Shot 2017-11-21 at 4.49.02 PM

Ainsi, la lutte pour accéder au crédit, particulièrement pour les militants des droits civiques, est associée à une lutte pour accéder au logement. Dans les années 1950 et 1960, les associations de défense des Africains-Américains rendent publiques le « red lining », c’est-à-dire le fait que les agents immobiliers entourent de rouge certaines zones qu’ils rendent inaccessibles aux clients non-blancs (ci-dessus une carte de Los Angeles en 1939, établie par les prêteurs, classant les quartiers par degré de désirabilité, le rouge étant le plus haut, et le vert le plus bas). En outre, ces clients ont d’extrêmes difficultés à obtenir des crédits immobiliers, de sorte que des intermédiaires en profitent : ils achètent des logements au prix du marché, puis les revendent aux familles noires avec des plans de financement qu’ils sont les seuls à leur fournir, moyennant évidemment un coût supérieur.

Le livre majeur de David Caplovitz dont j’ai déjà parlé, The Poor Pay More, montre en 1963 que les habitants des ghettos d’Harlem sont écrasés de crédits à la consommation pour des objets de mauvaise qualité, souvent vendus à domicile ou dans des magasins de quartiers, par des marchands qui exploitent les difficultés sociales, de compréhension et de participation au marché de ces clients. Ces derniers ne fréquentent pas les magasins des autres quartiers car ils sont intimidés socialement et ne maîtrisent pas assez l’anglais.Capture d_écran 2017-11-22 à 00.42.12

L’histoire de la lutte pour l’accès au crédit mêle les femmes et les membres des minorités. Dans cette période en effet les associations féministes militent pour que les femmes mariées ou non puissent accéder autant que les hommes au crédit. Les forces conjointes de ces deux mouvements conduisent à plusieurs lois : le Fair Housing Act en 1968 qui interdit le red lining et l’Equal Credit Opportunity Act en 1974, qui interdit de prendre en compte dans la décision de crédit la race, la couleur, la religion, l’origine nationale, le sexe, le statut marital et l’âge (une partie de ces critères sont autorisés en France). En 1977, le Community Reinvestment Act s’ajoute, il implique que les banques prêtent partout aux mêmes conditions, et les incite à investir localement.
Cet arsenal juridique n’a toutefois pas réglé les problèmes, et les enquêtes s’enchaînent pour montrer que les emprunteurs noirs et hispaniques, à situation économique équivalente ont plus de difficultés pour emprunter et empruntent plus chers. Lors de la crise des subprimes, plusieurs études ont montré que les minorités avaient reçu bien plus de ces crédits aux prix exorbitants, y compris lorsqu’ils avaient des situations économiques qui n’auraient pas dû les classer en “subprimes”. Ainsi, pour les prêts à taux variables sur 30 ans, les Noirs et les Hispaniques en 2005 avaient des taux d’intérêt en moyenne de 12 et 29 points plus élevés que les Blancs. De même, une enquête récente montre que les Noirs et Hispaniques paient leur logement en moyenne 2% plus cher que les Blancs, ce qui s’explique à deux niveaux : le prix de vente comme le crédit accordé. Une autre montre que les Mortgage Loan Originators, intermédiaires entre les emprunteurs et les banques, répondent davantage aux mails des candidats blancs que des candidats noirs.

Plutôt que de prolonger cette liste d’enquêtes, qui vont toutes dans le même sens, je voudrais réfléchir aux différentes méthodes utilisées. Je me base notamment sur un article de 2008 de Devah Pager et Hana Shepherd qui fait le point sur le sujet. Les auteures expliquent d’abord que discrimination n’est pas racisme, et n’implique pas la volonté de nuire, c’est une mesure beaucoup plus « neutre », c’est-à-dire qu’il s’agit d’établir qu’il y a un traitement différentiel lié à la race ou l’ethnicité présumée. Evidemment, ce traitement nuit, mais en étudiant les discriminations de cette façon, le but est de dépassionner le débat, et de faire apparaître des éléments structurels et non individuels, chez ceux par qui les discriminations arrivent : les employeurs, les bailleurs, ou les banquiers.Capture d_écran 2017-11-22 à 00.44.56

Une première façon de faire est de demander aux personnes concernées si elles ont subi des discriminations. Si les résultats sont intéressants (montrent que les Noirs, hispaniques et asiatiques, notamment de classes moyennes, affirment fréquemment en être victimes), mais difficiles à utiliser, tant les biais de perception peuvent être importants, à la hausse ou à la baisse. Une autre méthode est de passer par les « potential discriminators ». Il s’agit alors de mener des interviews pour faire apparaître les représentations de ces personnes, montrant par exemple en 1991 que les employeurs considèrent que les jeunes hommes noirs des centres-villes sont paresseux et peu dignes de confiance. Pour autant, là aussi, les représentations et les attitudes ne se recoupent pas forcément.

Les mesures quantitatives semblent mieux à même de faire apparaître l’existence ou non d’une différence de traitement fondée sur une unique caractéristique : le sexe, l’âge ou le plus souvent la catégorisation raciale. C’est loin d’être évident en réalité. « Isoler » une variable signifie que l’on a, en langage statistique, « contrôlé » toutes les autres. En outre, corrélation ne signifie pas causalité. Certains ont monté des expériences en laboratoire : on fait venir des gens et on les fait réagir à des CV où la seule différence est la photo du candidat. Mais ces expériences ont leurs limites. Une autre solution est que les Américains appellent des « audit studies » et que nous appelons en bon français des « testings » : entraîner des acteurs pour faire apparaître des différences de traitement dans des domaines aussi différents que l’emploi, le logement, la vente de voiture, l’assurance, le crédit immobilier, la demande d’avance de frais médicaux ou même la prise en charge par les taxis. Mais là encore, ces méthodes souffrent de limites : les biais potentiellement introduits par les acteurs, la difficulté de généralisation et leur coût qui limite souvent leur ampleur.

Les chercheurs américains s’intéressent aussi aux tribunaux : ils observent l’évolution des plaintes pour discriminations et la façon dont les tribunaux les jugent. En effet, l’une des grandes différences avec la France est la judiciarisation de la discrimination, qui va avec une expertise des avocats comme des associations pour faire apparaître le sujet. D’ailleurs, les données peuvent même être constituées par le ministère public, comme lors de la récente condamnation de JP Morgan, qui en janvier dernier a accepté de verser 55 millions de dollars aux emprunteurs Africains-Américains et Hispaniques à qui la banque – à travers des intermédiaires – avait fait souscrire entre 2006 et 2009 des crédits plus chers en moyenne de 1000 $ par rapport aux autres clients. Wells Fargo en 2012 avait quant à elle payé 175 millions. La présidence Obama prenait ces questions au sérieux et avait notamment désigné des « federal prosecutors » pour calculer et prouver ces différents.
Concernant le crédit, les études universitaires peuvent aussi se fonder sur les données disponibles, notamment les grandes enquêtes publiques, dont les analyses montrent éternellement des différences d’accès et de prix.

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Enfin, si montrer les discriminations exige de considérer des personnes qui sont dans des situations identiques (donc en général les Noirs et Hispaniques de classe moyenne que l’on compare aux Blancs de classe moyenne), qu’en est-il pour les plus pauvres ? C’est une question un peu différente, l’exploitation des pauvres parmi lesquels les membres des minorités sont surreprésentés, passe notamment par des crédits de très mauvaise qualité du fait de scores de crédit dégradés, comme les auto title loans, crédits gagés sur les voitures. Les emprunteurs donnent l’original de leur carte grise au prêteur, qui peut également installer une puce dans la voiture, qui en cas de défaut de paiement arrête le moteur, y compris si la voiture est en marche. Cela s’ajoute à des salaires très faibles, des frais médicaux ruineux du fait de l’absence d’assurance et des coûts de logement souvent disproportionnés.

Dès lors, réfléchir aux discriminations c’est aussi réfléchir au sort fait à ceux qui sont structurellement laissés à l’écart, et se demander jusqu’à quel point les écarts de dureté de la vie sont justifiables par les écarts de richesse.

 

Réformes fiscales

Alors que le parlement français discute du projet de loi de finance, il est intéressant de tracer un parallèle avec la réforme fiscale que les Républicains américains sont en train de mettre en œuvre. Les deux présidents nouvellement élus ont finalement des objectifs très similaires : faire revenir l’argent des entreprises parti off-shore (Apple, le champion, a 246 milliards au chaud), et éviter que plus ne s’en aille. Les réponses, avec des outils qui ne sont pas les mêmes se ressemblent, il s’agit dans les deux cas de baisser les impôts sur le territoire, afin de les mettre au niveau des pays les plus attractifs. Aux Etats-Unis, l’enjeu du vote va être de réduire le taux d’imposition des entreprises de 35 à 20% (en France le projet est de passer de 33% aujourd’hui à 28% en 2020).Résultats de recherche d'images pour « money off shore »

Evidemment, dans les deux pays, le débat est le même : cela aura-t-il un véritable effet ? Le risque est grand de vider les caisses de l’Etat « pour rien », car l’argent des entreprises est si mobile, et leurs capacités à bénéficier des niches fiscales telles, que les plus grosses arriveront toujours à payer moins d’impôts. Et finalement les Etats entérinent cet état de fait, en baissant les impôts du capital, tout en augmentant ceux du travail. Le phénomène décrit depuis les années 1990 ne fait que se renforcer : les immobiles paient pour les mobiles, et les immobiles détestent de plus en plus les mobiles (qui peuvent prendre des noms variables selon les périodes : capitalistes, élites, bobos, mondialistes, etc). Dans le cas de Trump il y a un bien sûr un paradoxe à voir celui qui a été élu par les « immobiles », qui voient leur travail être délocalisé, favoriser les mobiles, mais ce n’est pas faute de les avoir prévenus. Côté Macron, il y a plus de cohérence.

Mais le parallèle ne se limite pas aux entreprises : dans les deux cas les changements fiscaux touchent aussi les ménages, et les dirigeants affirment que ces lois ont pour objectif de favoriser les classes moyennes. La catégorie est suffisamment malléable pour justifier aussi bien les déductions fiscales envers des familles touchant de hauts salaires, que les hausses qui toucheront certaines catégories (aux Etats-Unis c’est le cas pour les familles nombreuses, dont les déductions vont être baissées). Certains groupes sont ainsi décrits comme suffisamment riches pour contribuer – les retraités en France par exemple – et d’autres comme trop pauvres pour faire partie des classes moyennes, et constamment décrites comme trop soutenues par l’aide publique.

Résultats de recherche d'images pour « gilded age buildings chicago »L’éditorial d’hier du NY Times dit les choses clairement : la réforme fiscale proposée par les Républicains est faite pour le « new gilded age », en référence aux années 1920, période de l’enrichissement gigantesque des industriels et d’inégalités extrêmes. Les courbes des économistes nous montrent que nous nous en rapprochons chaque jour un peu plus. C’est une réforme pour les 1%, et les 99% restant sont « dispensable ». C’est sans doute là qu’est le problème politique majeur, en Europe comme en Amérique du Nord : la répétition par les dirigeants politiques de la nécessité de faire des lois pour satisfaire ceux qui détiennent le capital, sans qui nous dit-on rien n’est possible, ni croissance, ni emplois, ni investissements publics ni même savoir (car l’avenir est dans la recherche – en entreprise), donne le sentiment que le reste de la population ne compte pas, doit se soumettre et remercier.

Un autre élément qui rappelle le début du 20e siècle, est que l’on parle de déductions fiscales pour les entreprises, mais pas seulement : il s’agit de plus en plus d’individus. En France, l’ISF en est le symbole. En décidant de ne plus taxer les patrimoines investis en bourse ou dans des entreprises, on voit bien Résultats de recherche d'images pour « vanderbilt family »que l’idée que la finance « n’a pas de visage », ou que le capital des entreprises n’est contrôlé par personne, seulement par les marchés, ne tient pas vraiment. Il y a bien des individus dont la richesse est telle qu’elle influence le fonctionnement de l’économie, et les gouvernants veulent prendre soin de ces familles-là. Là aussi, on a des formes de retour aux premiers âges du capitalisme. Aux Etats-Unis, la taxation de l’héritage, qui a pu être très élevée, car l’héritage est perçu comme orthogonal aux valeurs du rêve américain où la course à la réussite serait rejouée à chaque génération, a été considérablement amoindrie ces dernières années. Ainsi, pour commencer à payer le premier dollar d’impôt, il faut que l’héritage dépasse 5,5 millions de dollars. La réforme actuelle vise à faire passer ce seuil à 11 millions de dollars. Le niveau de taxation a lui aussi diminué.

Bien sûr, les Etats-Unis et la France ont des histoires fiscales très différentes. La sociologie Monica Prasad a montré notamment que les Américains ont depuis les années 1920 mis en place une lourde taxation de la richesse, très poRésultats de recherche d'images pour « monica prasad the land of too much »pulaire, car touchant peu de monde, et cohérente avec la vision méritocratique du pays. Cette taxation de la richesse était portée par les Etats ruraux, qui en revanche luttaient contre la mise en place d’impôts sur les biens, expliquant que les taux de TVA soient toujours très faibles aux Etats-Unis. En revanche, en France, la taxation de la richesse a été vue comme une ingérence autocratique de l’Etat central, et les impôts se sont davantage centrés sur la taxation de la consommation (notamment car la France, comme l’Europe était à cette époque importatrice de matières premières agricoles, alors que les USA connaissaient la surproduction). Monica Prasad explique ainsi que lorsque dans les années 1970 les impôts ont été décriés, et que les taux d’impôts sur le revenu ont chuté (voir le graphique de Piketty), l’Etat n’a pu se tourner vers d’autres ressources, il s’est appauvri, a augmenté sa dette et baissé la protection qu’il apportait aux citoyens. Alors que l’Etat français a lui maintenu des taux de TVA élevés, impôt moins visible et bien moins discuté en France.

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Ces histoires nationales continueront-elles à dessiner des paysages fiscaux différents, ou la rapidité de circulation des capitaux qui ne fait que croître condamnera-t-elle tous les Etats à avoir des politiques identiques, au nom des risques d’évasion fiscales ? Ces politiques convergent vers un abaissement des impôts, et forcément une baisse de pouvoir des Etats, puisque ce qu’ils ne peuvent plus payer devra être délégué.

Medication Costs

Cela fait un petit moment que je n’ai pas parlé d’assurance santé. Non que le sujet ne se soit pas présenté, mais je craignais que le blog ne devienne un peu répétitif… Pour synthétiser : un coude cassé et une otite qui ne veut pas s’en aller nous ont aidés à nous familiariser avec le système local de prise en charge.

Il y a un aspect très efficace : les deux fois nous avons commencé par l’hôpital (oui, l’entrée des urgences n’est pas très engageante, mais bon, on n’y va pas pour avoir une belle vue…), avec nos cartes d’assurance. On avait bien sûr vérifié avant sur internet la liste des adresses autorisées par notre assurance. Une fois dans le système, nous sommes envoyés chez des Résultats de recherche d'images pour « hospital evanston »spécialistes, tout est enregistré, plus besoin de paperasse : les examens, radios, prescriptions sont en ligne, plutôt pratique. Et quand on a un rdv, on reçoit un coup de fil deux jours avant pour nous le rappeler. Sur place, on n’attend pas trop. Bref ça tourne.

Mais la question du paiement reste pour le moins ténébreuse. La première question que l’on nous pose en arrivant à l’hôpital est invariablement de savoir si nous avons une assurance. Heureusement oui ! La personne à l’entrée entre tous les codes, puis nous dit qu’on va pouvoir voir un médecin. Pas besoin de payer ? L’on recevra plus tard les informations, quand l’hôpital aura facturé l’assurance, qui aura calculé ce qu’on lui doit. A partir de là, tous les examens sont pris en charge – en tous cas tant qu’on n’a pas la facture.

Pour le coude de mon fils : une radio à l’hôpital le premier jour. On lui fait un plâtre temporaire, en attendant que l’hématome diminue. Et on nous donne l’adresse d’un spécialiste. Une semaine plus tard, nous nous rendons chez ce spécialiste. Son CV comme celui de ses collègues est disponible dans les présentoirs de la salle d’attente, où l’on apprend qu’il s’agit d’un ponte de chirurgie orthopédique, peut-être un tout petit peu trop compétent pour la « petite fissure » sur le coude qu’on lui présente. Nous découvrons une mise en scène Résultats de recherche d'images pour « doctor hero »apparemment habituelle dans la médecine américaine : le patient est pris en charge par une assistante, qui fait faire tous les examens. Quand tout est prêt, le médecin vient pendant une minute (et encore les fois où il traîne, c’est plutôt 30 secondes), dit « no need for surgery » et demande à revoir le patient la semaine suivante. Faut-il préciser que le médecin est le seul homme que l’on rencontre – en dehors du technicien de la radio ?

Il a donc fallu aller quatre fois chez ce spécialiste, faire une radio à chaque fois (plus une sorte d’IRM la première fois), sans savoir le coût. Au premier rendez-vous la secrétaire avait tout de même téléphoné à l’assurance pour s’assurer qu’elle était d’accord. On ne peut s’empêcher de penser que cette débauche d’examens médicaux, et le luxe des conditions d’exercice de notre professeur hors pair, expliquent le coût des assurances, et la part du PIB consacré à la santé.

Résultats de recherche d'images pour « costly health »

Aujourd’hui, pour l’oreille de ma fille, j’ai dû payer pour la première fois : la secrétaire s’est enquis des détails de notre assurance et m’a dit qu’il y avait un « co-pay » de 20 dollars. Bien. En fait la carte d’assurance était accompagnée d’un dépliant indiquant qu’il y avait souvent des choses à payer en plus. J’avoue l’avoir regardé en diagonale, car plutôt que de chercher à comprendre, j’ai résolu de m’en remettre à la fatalité et j’attends de savoir ce qui nous tombera sur le coin du nez.

Toutefois, en attendant le médecin, j’ai lu en détail les instructions données au patient sur le fonctionnement pratique de l’hôpital, et la partie sur le prix des médicaments m’a laissée rêveuse :

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D’où il ressort 1) qu’on ne peut savoir le coût des médicaments, mais 2) on peut vous aider, enfin si c’est possible et 3) bon, ceci dit aide-toi et le ciel t’aidera. Est-ce que le patient doit lui-même proposer des idées de médicaments moins chers ? Cela expliquerait ces publicités de médicaments, qui passent en boucle et se terminent invariablement par “ask your doctor”.

Résultats de recherche d'images pour « drugs commercials popular »

Enfin, puisque je parle du prix des médicaments, j’en profite pour signaler la sortie dans toutes les bonnes librairies le 26 octobre du livre de mon ami et néanmoins collègue Etienne Nouguez.

Credit score

Environ la moitié des entreprises américaines demandent, lorsqu’elles recrutent, que les candidats fournissent un credit report, c’est-à-dire leur vie financière couchée sur papier : combien ont-ils de cartes de crédit ? D’emprunts en cours ? De demandes effectuées depuis un an ? Mais aussi leurs amendes, leurs factures non payées, leurs éventuelles banqueroutes, procès, expulsions, etc. Toutes ces données sont initialement destinées à être fournies à d’éventuels prêteurs pour qu’ils jugent de leur risque, et établissent un credit score. Toutefois, elles sont depuis longtemps sorties du seul domaine bancaire, tant le credit report comme le credit score sont considérés comme des résumés de la qualité financière et morale des personnes.

La sociologue Barbara Kiviat vient de publier un article sur l’utilisation de ces données par les entreprises. Elle explique que les recruteurs ont besoin d’un storytelling pour donner sens à ces pages d’informations: ils ne se limitent pas à voir que quelqu’un n’a pas remboursé un crédit, mais veulent savoir pourquoi. Les employeurs ont donc accès aux modes de dépense des candidats, et s’en servent pour décider ou non de les embaucher, car ils estiment pouvoir y lire la valeur morale des personnes, aussi bien que leur propension à piquer dans la caisse.

En septembre, Elizabeth Warren, sénatrice dont j’ai déjà parlé, et Steven Cohen, un élu de la chambre des représentants, ont présenté une loi pour interdire aux employeurs l’accès à ces données. Ceci dans un contexte de scandale : Le credit bureau Equifax a été hacké au printemps dernier. Les hackers ont à leur disposition les numéros de sécurité sociale et les dates de naissance de 145 millions de Résultats de recherche d'images pour « equifax hacking »personnes. Ils peuvent ainsi ouvrir des comptes, prendre des cartes de crédit au nom de ces personnes, qui en plus de devoir prouver qu’elles ne sont pas responsables de ces dettes auront un problème beaucoup plus grave : leur credit score va être ruiné. Or celui-ci est parmi les biens les plus précieux dont dispose un adulte américain. Le PDG d’Equifax a dû démissionner, et les bureaux de crédit sont sous le feu des critiques.

La mise en chiffre de la vie financière des Américains et leur publicité n’est pas une chose nouvelle, mais elle s’est accélérée depuis une vingtaine d’année avec l’essor du credit score. Martha Poon a montré que dans les années 1990, deux mathématiciens, M. Fair et M. Isaac, qui avait fondé la compagnie FairIsaac and CO, ont convaincu les trois grands credit bureaus d’utiliser le même algorithme, qui a acquis un immense renom sous le nom de FICO Score. Le FICO score est devenu ultra puissant à partir du moment où il a eu le monopole de la mesure du risque d’un emprunteur. Jusque là, il existait plusieurs scores, les banques en avaient, et chaque crédit bureau faisait son calcul (en France, les banques font des scores de risque, mais ils sont internes). Lorsqu’un seul outil de calcul s’est imposé, quelques soient ses limites, il est la mesure. La sociologie de la quantification a amplement démontré ces phénomènes. Ainsi, les classements d’université par certains journaux américains sont devenus la mesure suprême de leur valeur pour les étudiants ; l’efficacité des policiers est évaluée avec quelques indicateurs chiffrés (ceux qui connaissent The Wire sont familiers de cette politique répondant au doux nom de Compstat, inventée à NY, dite d’ « accountability », ou de « rendre des comptes », qui consiste à classer les Résultats de recherche d'images pour « compstat »commissariats en fonction de leurs taux d’élucidation des crimes. La France l’a d’ailleurs importée). C’est dans la finance que le phénomène est le plus prononcé, avec les lettres désormais très célèbres des agences de notation, allant du triple A au triple C (le D est réservé aux défauts de paiement), notes qui peuvent concerner aussi bien les pays que les actions émises par une entreprise.

Dans tous ces exemples, plusieurs mesures sont initialement en concurrence, elles donnent plus de poids à tel ou tel critère, combinent des aspects qualitatifs et quantitatifs, puis pour des raisons diverses, l’une de ces mesures prend le dessus, rien ne dit que c’est la plus juste, mais puisque c’est celle que tout le monde utilise, c’est celle qui dit la vérité, et c’est à ses critères qu’il faut se plier. Cela est vrai pour les universités, dont certaines ont essayé de résister aux critères des journaux qui les classent, qu’elles trouvaient mal adaptées. Mais le marché (en l’occurrence les étudiants et leurs familles, qui, rappelez-vous, paient cher pour y être) ne voulait entendre aucun autre critère, elles ont été forcées de rentrer dans le jeu. Pour le credit score, c’est pareil, les Américains apprennent très jeune qu’il est important de le soigner, de bien se comporter pour qu’il ne diminue pas, car si c’est le cas, non seulement le crédit sera plus cher, les taux d’intérêts étant ajustés au score, mais surtout vous passerez pour quelqu’un de peu de valeur morale. C’est bien cela que les employeurs veulent savoir : s’ils vérifient l’histoire de crédit des personnes, c’est pour savoir si celles-ci sont rigoureuses, considérant donc que l’absence de problèmes financiers provient de la volonté individuelle (ci-dessous une gravure du 19e siècle pour promouvoir la caisse d’épargne, qui prouve que cette question n’a rien de contemporaine, mais elle se pose désormais avec d’autres outils techniques). caisse-d'épargne2

Le score, et les credit report, ont des effets sur l’ensemble de la vie des personnes : le NY Times rapportait il y a quelques années son rôle dans la vie amoureuse, à l’aide deCapture d_écran 2017-10-18 à 04.31.43 témoignages de personnes s’étant fait éconduire car leur score était trop mauvais. L’emploi est, comme je l’ai dit plus haut, également en jeu, ainsi qu’évidemment l’accès au crédit, dans un monde socio-économique où celui-ci est essentiel. C’est pour cela que Marion Fourcade et Kieran Healy considèrent que le score influence les « chances de vie » des personnes. C’est donc au-delà de la richesse ou de la pauvreté – même s’il est plus facile d’avoir un bon score lorsque l’on est riche ! – c’est l’histoire de crédit des personnes qu’ils portent comme un boulet. Car le système de crédit aux Etats-Unis n’est pas binaire (oui ou non) on pourrait plutôt le décrire comme un système continu où on vous répond toujours oui, mais le prix et les conditions changent.

D’ailleurs le web regorge de sites donnant des conseils pour avoir un bon score, les sites des credit bureaus comme celui de FICO ne sont pas avares de « trucs » pour améliorer celui-ci (ci-dessus un exemple, qui explique comment emprunter, “slightly but regularly” pour construire son score). Car ne pas emprunter n’est pas la solution. Par exemple, si vous souhaitez demander un crédit immobilier, il faut absolument avoir déjà eu des cartes de crédit, afin de vous être constitué une « credit history ».Résultats de recherche d'images pour « fico score composition » En effet, le score ne mesure pas des éléments socio-économiques comme le font les banques françaises (du type emploi, niveau de salaire, adresse). Ces éléments sont en fait interdits par la loi car jugés discriminants. Dès lors, les seuls éléments pris en compte sont relatifs aux comportements passés. L’intérêt du score pour les prêteurs est sa rapidité : un seul chiffre permet théoriquement aux prêteurs de savoir quel niveau de risque ils prennent. Cela autorise à répondre très vite aux clients, y compris pour les crédits immobiliers. La crise des subprimes a montré les limites du système. Pourtant, il reste central dans la vie des Américains et semble avoir de beaux jours devant lui, tant le crédit reste bien souvent le moyen de compenser l’absence de protections collectives.

 

L’argent des riches

J’avais fait un post il y a quelques temps sur les gestionnaires de fortune, et je m’aperçois que la question de l’argent des riches est de plus en plus prégnante aux Etats-Unis. Un ouvrage vient de sortir sur la question : Uneasy Street. Son auteur, Rachel Sherman, assistant professeur à la NY School, avait publié un essai dans le NY times il y a quelques semaines qui présentait les grands résultats de son enquête auprès de « Wealthy New Yorkers », qu’elle a interrogés sur leurs façons de gérer leur argent, et leur culpabilité.

Les ouvrages sur la très grande richesse prennent souvent le risque d’être fascinés par leur objet, et il est d’ailleurs frappant que les chercheurs qui s’y aventurent évoquent presque toujours d’importantes difficultés d’accès à ce monde fermé, tout en montrant que la difficulté est plutôt dans le fait de se faire recommander. Les interviews sont ensuite souvent relativement faciles, avec des personnes qui ont un rapport réflexif à leurs pratiques et parlent aisément. Cela n’est pas toujours aussi simple avec des interviewés en difficultés financières, qui s’effondrent quand on leur demande de raconter leurs déboires, ou espèrent que l’enquêteur pourra leur prodiguer des conseils.

Quoi qu’il en soit, ce qui me frappe dans la façon dont ce livre se présente, c’est l’insistance sur l’aspect psychologique de la richesse : l’ouvrage s’ouvre sur le cas de conscience d’Olivia, qui vit dans un penthouse à New York mais l’assume mal vis-à-vis de ses amis et a fait changer sur l’ascenseur le bouton « PH » pour mettre un numéro d’appartement. Ainsi, l’auteur s’intéresse aux « dilemmes » que posent le lien entre l’argent et l’identité pour ces très riches. Ma première réaction face à ce projet, je dois le confesser, est d’en être irritée. N’y a-t-il d’autres sujets plus importants auxquels consacrer du temps ? S’intéresser à l’argent des riches non en montrant les inégalités qu’il produit et la façon dont il échappe au pot commun, mais en soulignant les difficultés psychologiques de ses détenteurs me paraissait une façon peu utile de participer au débat politique. Cela ne conduit-il pas à s’extraire des questions structurelles, qui sont pourtant la justification première de ceux qui étudient les mondes des « dominants », pour parler comme la sociologie classique ?

L’ouvrage s’intéresse à la vision symbolique de la richesse, à la façon dont celle-ci peut être perçue comme liée à la facilité et la paresse, mais aussi admirée comme lRésultats de recherche d'images pour « piketty capital in the 21st century »e résultat d’un talent particulier ou d’une vie professionnelle réussie. L’auteure considère que le mouvement « Occupy Wall Street », puis le livre de Piketty – que beaucoup de ses interviewés ont sans doute dans leur bibliothèque – ont conduit à une vision négative des plus riches, et se demande comment ses interlocuteurs affrontent cette critique. A New York, la plupart – mais pas tous – de ses interviewés sont démocrates, ce qui augmente leurs contradictions personnelles. Ils vivent aussi dans l’une des villes les plus inégalitaires du pays, où les prix des logements sont stratosphériques, envoient leurs enfants dans des écoles maternelles dont les tarifs sont équivalents à ceux des universités d’élite, et suppriment les étiquettes sur ce qu’ils achètent pour que leur femme de ménage ne voit pas que leurs baguettes coûtent 6 dollars.

La description des niveaux de vie et pratiques de consommation de ces familles est à mes yeux l’apport central de cet ouvrage car elle montre la nécessité de revenus extrêmement élevés pour mener une vie que les interviewés qualifient de “normale”, au sens de proche du modèle de la classe moyenne : un logement agréable, une bonne école et des loisirs.

Résultats de recherche d'images pour « 432 park avenue »

Petit ajout personnel : j’ai été le week-end dernier à New York, je n’y avais pas été depuis très longtemps, et ne connaissais pas cette nouvelle tour, 432 Park avenue, qui dépasse toutes les autres, et est constituée d’un appartement par étage. Le moins cher vaut 17 millions de dollars, sans compter les 15 000 dollars mensuels pour les taxes et l’entretien. En fait, les projets immobiliers de ce type se multiplient dans la ville, et matérialisent les inégalités avec le plus grand raffinement architectural.

Rachel Sherman considère que l’évolution réside dans ces conflits moraux que ressentent les plus riches, qui il y a encore quelques décennies étaient beaucoup Résultats de recherche d'images pour « dallas tv series »plus à l’aise avec leurs privilèges. A partir de ces interviews, elle dessine la façon dont ces personnes se décrivent comme des « gens biens ».

La sociologie des émotions connaît un succès croissant aux Etats-Unis, comme moyen de compléter ou de combattre le structuralisme, dans un monde sociologique souvent très mathématisé, qui fait des modèles statistiques avec les expériences individuelles. Toutefois, cette sociologie montre aussi une « hiérarchie » sociale des émotions : pour le dire vite, les émotions des plus favorisées sont socialement plus valorisées et prises en compte que celles des autres. Et on ne peut s’empêcher de se demander si cet ouvrage ne participe pas à cette inégalités du droit de cité des émotions : le titre du livre « uneasy street », est un jeu de mot construit à partir de l’expression « easy street », qui désigne ceux qui ont une vie facile. Et l’auteur nous dit que ce n’est pas le cas, car ces personnes sont anxieuses.

Résultats de recherche d'images pour « how to spend it »

Cet ouvrage pourrait aussi être vu comme une approche de sociologie pragmatique : cette sociologie (à laquelle je me sens appartenir, malgré ses débats internes) entend restituer les appuis moraux des acteurs, en considérant qu’il faut se garder de leur prêter des intentions, et que le travail sociologique consiste précisément à comprendre pourquoi les personnes font ce qu’elles font. Mais cette sociologie ne se construit pas sans critique : restituer les raisons morales des acteurs doit servir à comprendre comment le monde social et économique est organisé et sur quoi faire porter la critique. Ainsi, ce que nous apprend cet ouvrage est que la critique frontale de la richesse par l’évocation des inégalités crée de l’anxiété mais ne produit pas de transformations structurelles. Il serait donc intéressant de comprendre comment cette anxiété se traduit en actions politiques et économiques. Le livre de Brooke Harrington sur les gestionnaires de fortune montrait l’une des possibilités : la mise à l’abri de la richesse. Quelles sont les autres ?

En conclusion, ce livre démontre que ce ne sont pas les riches qui luttent contre les inégalités, et que même si ce sont des gens biens, c’est d’autres groupes que viendront les changements.

Discriminations

Une fois n’est pas coutume, je vais parler de la France dans ce blog pourtant consacré aux Etats-Unis. Je voudrais en effet signaler les résultats d’un testing commandé par la mairie de Villeurbanne sur les discriminations raciales et sexuelles dans l’accès au crédit bancaire. Ses résultats sont très choquants et prouvent que les banques doivent se saisir à bras le corps du sujet. J’ai fait partie du comité scientifique de ce testing, et en ai suivi les différentes étapes. Il faut signaler qu’il est extrêmement difficile en France d’avoir des données sur les différences d’accès au crédit, y compris sur des critères moins « chauds » que celui des discriminations raciales. Ainsi, on ne sait pas si les femmes ont plus de mal à obtenir des crédits que les hommes, ni si l’âge, le lieu d’habitation ou même le niveau de revenu entrent en jeu (la banque de France a récemment publié une étude sur les différences d’accès et de coût du crédit selon le niveau de revenu, qui était une première, et dont les auteurs soulignent les limites dues à l’imprécision des données). L’enquête de Villeurbanne est la première tentative de mesure des discriminations raciales sur le crédit bancaire en France. la méthode du testing semblait la seule possible, tant les données sont inexistantes en France, principalement car les statistiques ethniques n’y existent pas, mais aussi car les données sur les pratiques bancaires leur sont internes. Aux Etats-Unis, où les données sont bien plus disponibles, de nombreux travaux s’intéressent à l’accès au crédit, selon de multiples facteurs, et la littérature sur ce sujet est extrêmement riche. En France, malheureusement elle n’est pas développée car les banques et leurs pratiques ne peuvent être analysées que par des méthodes qualitatives (observations, entretiens), qui sont certes très riches mais ne permettent pas de mesurer les différences de traitement reçus par les différents groupes.

Résultats de recherche d'images pour « banques françaises »

La méthode du cabinet ISM Corum a consisté à faire deux groupes de testeurs, les uns pour le crédit immobilier et les autres pour le crédit à la création d’entreprise. Le premier groupe réunissait un homme « supposé sans origine migratoire » et un homme « supposé d’origine subsaharienne ». Le deuxième groupe était constitué d’un homme « sans origine migratoire », d’un homme « supposé d’origine maghrébine » et une femme « sans origine migratoire ». Pour chaque groupe, les dossiers avaient été soigneusement préparés pour être quasiment identiques en termes d’âge, d’insertion professionnelle, de niveau de revenu, et des projets équivalents en termes de montant emprunté et d’apport personnel. De façon très naïve, je pensais que les différences seraient plus accentuées pour le deuxième groupe que pour le premier, car la distribution de crédit immobilier est très standardisée. Or, les écarts sont presque supérieurs pour le crédit immobilier que pour le crédit à la création d’entreprise. Même si là encore, il vaut mieux dans tous les cas être un homme blanc (quelques tableaux extraits du rapport ci-dessous concernant le crédit immobilier).

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J’ai ressenti une très grande violence en lisant les résultats. D’un point de vue statistique, les candidats « non-blancs » sont quasiment systématiquement moins bien traités à toutes les étapes, depuis la prise de rendez-vous, en passant par l’accueil en agence, le temps passé par les conseillers, les informations fournies et bien sûr la proposition ou non de faire un crédit et le taux proposé. Mais il y a aussi toute la question de l’ « accueil », le fait de se faire offrir ou non un café (Il n’a jamais été proposé au testeur noir, quand le testeur blanc en a eu un à chaque rendez-vous), mais aussi d’être reçu dans un bureau ou juste dans le hall, et bien sûr, pour le candidat noir, l’exigence d’une pièce d’identité. Le principe du testing est que l’on fabrique de « faux documents », ici bulletins de paie et différentes factures, mais cela n’implique pas de faire de faux papiers, donc aucun candidat n’avait de pièce d’identité à faire valoir. Plusieurs fois il a été dit au candidat noir que la politique de l’agence était de ne jamais accepter un client sans carte d’identité, jamais cette impossibilité n’a été opposée au candidat blanc.

Le rapport complet est disponible ici. La présence du défenseur des droits lors de la conférence de presse présentant le rapport aujourd’hui était un signe que la question est prise au sérieux. La fédération des banques françaises a eu une Résultats de recherche d'images pour « discrimination crédit villeurbanne »réaction décevante mais peu surprenante : elle considère que les données ne sont pas suffisamment scientifiques. Le testing est en effet une méthode aux nombreuses limites, en particulier, étant donné la lourdeur du dispositif (constituer des dossiers équivalents, trouver des testeurs qui apprennent leur rôle, et ensuite prendre des rendez-vous comparables, dans les mêmes agences), le nombre de cas est forcément restreint. Pour autant, sur une trentaine de tests pour le crédit immobilier comme pour le crédit à la création d’entreprise, donc plus de 90 rendez-vous en tout, les résultats vont toujours dans le même sens. En outre, pour avoir suivi l’enquête, elle a été minutieusement préparée, réfléchie, les données ont été recueillies en respectant toutes les règles méthodologiques. Cette enquête est donc extrêmement sérieuse, et ses résultats invitent à poursuivre les recherches sur la question, et à demander aux banques de réfléchir à la façon dont de tels résultats sont produits structurellement. En effet, ces discriminations ne sont pas le fait de quelques employés “brebis galeuses”, mais bien d’un fonctionnement général des agences bancaires, sinon les résultats ne seraient pas aussi tranchés.

Ce testing, comme ceux qui ont pu être faits sur l’accès à l’emploi et au logement, montre une fois de plus que les discriminations raciales ne recoupent pas des différences de classe. La situation socio-économique des testeurs a été travaillée pour être identique, donc la seule différence qui reste est celle de la couleur de peau, et du genre, dans le cas du crédit à la création d’entreprise, qui testait aussi la différence hommes/femmes.

Résultats de recherche d'images pour « rue de paris »Les effets sociaux et économiques du non-accès au crédit sont loin d’être négligeables : ne pas pouvoir démarrer une entreprise, ne pas pouvoir acheter un logement non seulement heurte le sens de la justice des personnes et leur donne le sentiment d’être symboliquement rejetées de la société, mais cela a des effets réels sur leur situation économique et celle de leurs enfants. A l’heure où l’on discute des inégalités économiques et de leur reproduction, l’importance d’un équitable accès au crédit doit être pleinement reconnue.

Pourboires

Aux Etats-Unis, il faut donner des pourboires (ce post est dédié à mon amie Carinne, témoin d’une des plus grandes hontes de ma vie, il y a quelques années dans un « bar cool » de Los Angeles). C’est l’une des premières règles que l’on apprend avant même de se rendre aux USA. Il m’est par ailleurs fréquemment arrivé que mes amis Américains me la rappellent l’air de rien, sachant sans doute la réputation des Français qui ne « tip » jamais https://img.buzzfeed.com/buzzfeed-static/static/2014-06/29/11/enhanced/webdr11/original-3165-1404054756-14.jpg?downsize=715:*&output-format=auto&output-quality=autosuffisamment. Ceci dit, la mise en œuvre nécessite un peu d’expérience : à qui, quand, comment, et surtout combien ? CNN propose ici un « U.S. tipping guide », assez utile, et qui rappelle notamment que la pratique a été controversée au point d’être bannie dans 6 Etats au début du 20e siècle. Elle relève toutefois désormais de l’évidence, avec environ 40 Milliards de dollars annuels de tip rien que pour les restaurants. Pourtant, les voix sont toujours nombreuses pour demander que les personnes payées au pourboire reçoivent un salaire supérieur de leur employeur, et que des taxes s’appliquent sur celui-ci. Ce salaire fixe est en fait très variable selon les Etats, la loi sur le salaire minimum offre la possibilité de mettre en place un « tip credit », qui diminue d’autant le salaire horaire obligatoire (celui chute alors à 2,13 dollars). Certains Etats n’appliquent pas ce système et imposent un salaire minimum équivalent aux autres emplois. C’est en Californie que les serveurs sont le mieux lotis, si l’on peut dire, avec un salaire minimum de 10, 50 dollars dans les entreprises de plus de 26 salariés.

Reste à savoir combien donner. 10, 15, 30 % ? Le système est bien rodé dans beaucoup de restaurants, qui avec la note proposent des montants de tip au choix, 15%, 20%, 25%. Le tip ne nécessite d’ailleurs pas de cash, on ajoute sur le ticket de carte bancaire le montant que l’on souhaite laisser.

Il existe des travaux d’économie sur la question du pourboire, qui permettent de dire qui donne plus, à qui, dans quelles circonstances. C’est assez instructif. Par exemple, on donnerait moins aux serveurs qui restent droits qu’à ceux qui se fléchissent pour être à la hauteur des clients. De même porter du rouge attirerait davantage de rétribution. Cela contribue d’ailleurs à mettre de l’eau au moulin des opposants du pourboire, qui jugent la pratique discriminatoire – les enquêtes montrent en effet que le montant laissé varie selon des critères qui ne pourraient être plaidés devant les prud’hommes. Mais surtout, l’enjeu est la rémunération des personnes, qui est démontrée être plus basse lorsqu’elle est essentiellement basée sur les pourboires, sans compter l’absence de couverture sociale lié à ce mode de paiement.

ban tipping

Du point de vue de la sociologie de l’argent, la pratique du pourboire est intéressante, car il s’agit d’une forme de paiement qui distingue l’achat de bien de l’achat de service. En outre, le pourboire est de l’argent qui va directement à la personne qui le reçoit, contrairement à la plupart des paiements que l’on effectue dans la vie quotidienne pour lesquels nous payons via un employé, qui reçoit ensuite son salaire de son employeur (c’est le cas au supermarché par exemple). Ainsi, donner un pourboire nécessite une forme de mise en scène : on le donne parfois directement dans la main, pour les chauffeurs de taxi, mais très souvent on le pose, sur une table, dans une enveloppe, ou dans un pot à côté de la caisse (parfois affublé d’un petit message invitant avec humour le client à être généreux), dans les lieux de self-service notamment.

Plusieurs sociologues ont travaillé en France sur ce que la rémunération par les pourboires fait au travail. Léonie Hénaut et Gabrielle Pinna parlent de « métiers à pourboire », tant pour elle le métier est transformé par la tension que crée la nécessité de satisfaire les clients pour obtenir le pourboire le plus élevé. Amélie Beaumont s’est fait embaucher comme groom dans un hôtel de luxe, et a montré la centralité des pourboires dans la vie des salariés d’hôtel. Non seulement explique-t-elle, il faut que le client soit content du service, mais il faut aussi que celui-ci soit visible (par exemple plutôt que de glisser un document sous la porte, frapper pour le donner en main propre). En ce sens, la hiérarchie des salariés d’hôtel correspond à celle de la proximité avec les clients et de la possibilité ou non d’obtenir un pourboire. Car un autre élément clé est que le client doit avoir le temps de donner de l’argent. Les personnes qu’elle suit sont passées maîtres en la matière, par exemple en téléphonant avant de monter apporter un paquet puis en marchant doucement pour laisser le temps au client de préparer son pourboire. Bien sûr, tout cela doit se faire avec tact, et jamais les employés ne doivent donner l’impression qu’ils attendent de l’argent, ni sembler donner trop d’importance à celui qu’on leur tend.

Résultats de recherche d'images pour « hotel de luxe pourboire »

Son analyse est encore plus intéressante en ce qu’elle montre que l’argent des pourboires est « marqué » par son origine. Il est dépensé très différemment de celui du salaire, comme un argent exceptionnel, qui sert à une consommation parfois luxueuse, se rapprochant de celle des clients. Notons que cette étude a eu lieu dans un hôtel français, les salariés reçoivent donc un salaire fixe bien plus élevé que celui de leurs équivalents aux Etats-Unis, il faudrait vérifier que ce marquage existe aussi lorsque le pourboire représente la majeure partie des revenus.

Les nouvelles formes d’emploi vont-elles changer la pratique du pourboire ou en sont-elles plutôt la continuité ? Les serveurs américains peuvent s’apparenter à des sortes d’auto-entrepreneurs, puisqu’ils doivent négocier avec chaque client le montant qui leur sera donné, et n’ont pas d’avantages sociaux associés à leurs revenus. D’ailleurs je ne sais toujours pas s’il faut donner un tip aux chauffeurs Uber ou si celui qui est compris dans l’appli suffit. Il serait intéressant de savoir s’ils reçoivent autant de pourboire que les taxis traditionnels, car l’interface de l’application limite la pression sociale à donner. Un sujet à creuser.

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