Medication Costs

Cela fait un petit moment que je n’ai pas parlé d’assurance santé. Non que le sujet ne se soit pas présenté, mais je craignais que le blog ne devienne un peu répétitif… Pour synthétiser : un coude cassé et une otite qui ne veut pas s’en aller nous ont aidés à nous familiariser avec le système local de prise en charge.

Il y a un aspect très efficace : les deux fois nous avons commencé par l’hôpital (oui, l’entrée des urgences n’est pas très engageante, mais bon, on n’y va pas pour avoir une belle vue…), avec nos cartes d’assurance. On avait bien sûr vérifié avant sur internet la liste des adresses autorisées par notre assurance. Une fois dans le système, nous sommes envoyés chez des Résultats de recherche d'images pour « hospital evanston »spécialistes, tout est enregistré, plus besoin de paperasse : les examens, radios, prescriptions sont en ligne, plutôt pratique. Et quand on a un rdv, on reçoit un coup de fil deux jours avant pour nous le rappeler. Sur place, on n’attend pas trop. Bref ça tourne.

Mais la question du paiement reste pour le moins ténébreuse. La première question que l’on nous pose en arrivant à l’hôpital est invariablement de savoir si nous avons une assurance. Heureusement oui ! La personne à l’entrée entre tous les codes, puis nous dit qu’on va pouvoir voir un médecin. Pas besoin de payer ? L’on recevra plus tard les informations, quand l’hôpital aura facturé l’assurance, qui aura calculé ce qu’on lui doit. A partir de là, tous les examens sont pris en charge – en tous cas tant qu’on n’a pas la facture.

Pour le coude de mon fils : une radio à l’hôpital le premier jour. On lui fait un plâtre temporaire, en attendant que l’hématome diminue. Et on nous donne l’adresse d’un spécialiste. Une semaine plus tard, nous nous rendons chez ce spécialiste. Son CV comme celui de ses collègues est disponible dans les présentoirs de la salle d’attente, où l’on apprend qu’il s’agit d’un ponte de chirurgie orthopédique, peut-être un tout petit peu trop compétent pour la « petite fissure » sur le coude qu’on lui présente. Nous découvrons une mise en scène Résultats de recherche d'images pour « doctor hero »apparemment habituelle dans la médecine américaine : le patient est pris en charge par une assistante, qui fait faire tous les examens. Quand tout est prêt, le médecin vient pendant une minute (et encore les fois où il traîne, c’est plutôt 30 secondes), dit « no need for surgery » et demande à revoir le patient la semaine suivante. Faut-il préciser que le médecin est le seul homme que l’on rencontre – en dehors du technicien de la radio ?

Il a donc fallu aller quatre fois chez ce spécialiste, faire une radio à chaque fois (plus une sorte d’IRM la première fois), sans savoir le coût. Au premier rendez-vous la secrétaire avait tout de même téléphoné à l’assurance pour s’assurer qu’elle était d’accord. On ne peut s’empêcher de penser que cette débauche d’examens médicaux, et le luxe des conditions d’exercice de notre professeur hors pair, expliquent le coût des assurances, et la part du PIB consacré à la santé.

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Aujourd’hui, pour l’oreille de ma fille, j’ai dû payer pour la première fois : la secrétaire s’est enquis des détails de notre assurance et m’a dit qu’il y avait un « co-pay » de 20 dollars. Bien. En fait la carte d’assurance était accompagnée d’un dépliant indiquant qu’il y avait souvent des choses à payer en plus. J’avoue l’avoir regardé en diagonale, car plutôt que de chercher à comprendre, j’ai résolu de m’en remettre à la fatalité et j’attends de savoir ce qui nous tombera sur le coin du nez.

Toutefois, en attendant le médecin, j’ai lu en détail les instructions données au patient sur le fonctionnement pratique de l’hôpital, et la partie sur le prix des médicaments m’a laissée rêveuse :

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D’où il ressort 1) qu’on ne peut savoir le coût des médicaments, mais 2) on peut vous aider, enfin si c’est possible et 3) bon, ceci dit aide-toi et le ciel t’aidera. Est-ce que le patient doit lui-même proposer des idées de médicaments moins chers ? Cela expliquerait ces publicités de médicaments, qui passent en boucle et se terminent invariablement par “ask your doctor”.

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Enfin, puisque je parle du prix des médicaments, j’en profite pour signaler la sortie dans toutes les bonnes librairies le 26 octobre du livre de mon ami et néanmoins collègue Etienne Nouguez.

Credit score

Environ la moitié des entreprises américaines demandent, lorsqu’elles recrutent, que les candidats fournissent un credit report, c’est-à-dire leur vie financière couchée sur papier : combien ont-ils de cartes de crédit ? D’emprunts en cours ? De demandes effectuées depuis un an ? Mais aussi leurs amendes, leurs factures non payées, leurs éventuelles banqueroutes, procès, expulsions, etc. Toutes ces données sont initialement destinées à être fournies à d’éventuels prêteurs pour qu’ils jugent de leur risque, et établissent un credit score. Toutefois, elles sont depuis longtemps sorties du seul domaine bancaire, tant le credit report comme le credit score sont considérés comme des résumés de la qualité financière et morale des personnes.

La sociologue Barbara Kiviat vient de publier un article sur l’utilisation de ces données par les entreprises. Elle explique que les recruteurs ont besoin d’un storytelling pour donner sens à ces pages d’informations: ils ne se limitent pas à voir que quelqu’un n’a pas remboursé un crédit, mais veulent savoir pourquoi. Les employeurs ont donc accès aux modes de dépense des candidats, et s’en servent pour décider ou non de les embaucher, car ils estiment pouvoir y lire la valeur morale des personnes, aussi bien que leur propension à piquer dans la caisse.

En septembre, Elizabeth Warren, sénatrice dont j’ai déjà parlé, et Steven Cohen, un élu de la chambre des représentants, ont présenté une loi pour interdire aux employeurs l’accès à ces données. Ceci dans un contexte de scandale : Le credit bureau Equifax a été hacké au printemps dernier. Les hackers ont à leur disposition les numéros de sécurité sociale et les dates de naissance de 145 millions de Résultats de recherche d'images pour « equifax hacking »personnes. Ils peuvent ainsi ouvrir des comptes, prendre des cartes de crédit au nom de ces personnes, qui en plus de devoir prouver qu’elles ne sont pas responsables de ces dettes auront un problème beaucoup plus grave : leur credit score va être ruiné. Or celui-ci est parmi les biens les plus précieux dont dispose un adulte américain. Le PDG d’Equifax a dû démissionner, et les bureaux de crédit sont sous le feu des critiques.

La mise en chiffre de la vie financière des Américains et leur publicité n’est pas une chose nouvelle, mais elle s’est accélérée depuis une vingtaine d’année avec l’essor du credit score. Martha Poon a montré que dans les années 1990, deux mathématiciens, M. Fair et M. Isaac, qui avait fondé la compagnie FairIsaac and CO, ont convaincu les trois grands credit bureaus d’utiliser le même algorithme, qui a acquis un immense renom sous le nom de FICO Score. Le FICO score est devenu ultra puissant à partir du moment où il a eu le monopole de la mesure du risque d’un emprunteur. Jusque là, il existait plusieurs scores, les banques en avaient, et chaque crédit bureau faisait son calcul (en France, les banques font des scores de risque, mais ils sont internes). Lorsqu’un seul outil de calcul s’est imposé, quelques soient ses limites, il est la mesure. La sociologie de la quantification a amplement démontré ces phénomènes. Ainsi, les classements d’université par certains journaux américains sont devenus la mesure suprême de leur valeur pour les étudiants ; l’efficacité des policiers est évaluée avec quelques indicateurs chiffrés (ceux qui connaissent The Wire sont familiers de cette politique répondant au doux nom de Compstat, inventée à NY, dite d’ « accountability », ou de « rendre des comptes », qui consiste à classer les Résultats de recherche d'images pour « compstat »commissariats en fonction de leurs taux d’élucidation des crimes. La France l’a d’ailleurs importée). C’est dans la finance que le phénomène est le plus prononcé, avec les lettres désormais très célèbres des agences de notation, allant du triple A au triple C (le D est réservé aux défauts de paiement), notes qui peuvent concerner aussi bien les pays que les actions émises par une entreprise.

Dans tous ces exemples, plusieurs mesures sont initialement en concurrence, elles donnent plus de poids à tel ou tel critère, combinent des aspects qualitatifs et quantitatifs, puis pour des raisons diverses, l’une de ces mesures prend le dessus, rien ne dit que c’est la plus juste, mais puisque c’est celle que tout le monde utilise, c’est celle qui dit la vérité, et c’est à ses critères qu’il faut se plier. Cela est vrai pour les universités, dont certaines ont essayé de résister aux critères des journaux qui les classent, qu’elles trouvaient mal adaptées. Mais le marché (en l’occurrence les étudiants et leurs familles, qui, rappelez-vous, paient cher pour y être) ne voulait entendre aucun autre critère, elles ont été forcées de rentrer dans le jeu. Pour le credit score, c’est pareil, les Américains apprennent très jeune qu’il est important de le soigner, de bien se comporter pour qu’il ne diminue pas, car si c’est le cas, non seulement le crédit sera plus cher, les taux d’intérêts étant ajustés au score, mais surtout vous passerez pour quelqu’un de peu de valeur morale. C’est bien cela que les employeurs veulent savoir : s’ils vérifient l’histoire de crédit des personnes, c’est pour savoir si celles-ci sont rigoureuses, considérant donc que l’absence de problèmes financiers provient de la volonté individuelle (ci-dessous une gravure du 19e siècle pour promouvoir la caisse d’épargne, qui prouve que cette question n’a rien de contemporaine, mais elle se pose désormais avec d’autres outils techniques). caisse-d'épargne2

Le score, et les credit report, ont des effets sur l’ensemble de la vie des personnes : le NY Times rapportait il y a quelques années son rôle dans la vie amoureuse, à l’aide deCapture d_écran 2017-10-18 à 04.31.43 témoignages de personnes s’étant fait éconduire car leur score était trop mauvais. L’emploi est, comme je l’ai dit plus haut, également en jeu, ainsi qu’évidemment l’accès au crédit, dans un monde socio-économique où celui-ci est essentiel. C’est pour cela que Marion Fourcade et Kieran Healy considèrent que le score influence les « chances de vie » des personnes. C’est donc au-delà de la richesse ou de la pauvreté – même s’il est plus facile d’avoir un bon score lorsque l’on est riche ! – c’est l’histoire de crédit des personnes qu’ils portent comme un boulet. Car le système de crédit aux Etats-Unis n’est pas binaire (oui ou non) on pourrait plutôt le décrire comme un système continu où on vous répond toujours oui, mais le prix et les conditions changent.

D’ailleurs le web regorge de sites donnant des conseils pour avoir un bon score, les sites des credit bureaus comme celui de FICO ne sont pas avares de « trucs » pour améliorer celui-ci (ci-dessus un exemple, qui explique comment emprunter, “slightly but regularly” pour construire son score). Car ne pas emprunter n’est pas la solution. Par exemple, si vous souhaitez demander un crédit immobilier, il faut absolument avoir déjà eu des cartes de crédit, afin de vous être constitué une « credit history ».Résultats de recherche d'images pour « fico score composition » En effet, le score ne mesure pas des éléments socio-économiques comme le font les banques françaises (du type emploi, niveau de salaire, adresse). Ces éléments sont en fait interdits par la loi car jugés discriminants. Dès lors, les seuls éléments pris en compte sont relatifs aux comportements passés. L’intérêt du score pour les prêteurs est sa rapidité : un seul chiffre permet théoriquement aux prêteurs de savoir quel niveau de risque ils prennent. Cela autorise à répondre très vite aux clients, y compris pour les crédits immobiliers. La crise des subprimes a montré les limites du système. Pourtant, il reste central dans la vie des Américains et semble avoir de beaux jours devant lui, tant le crédit reste bien souvent le moyen de compenser l’absence de protections collectives.

 

L’argent des riches

J’avais fait un post il y a quelques temps sur les gestionnaires de fortune, et je m’aperçois que la question de l’argent des riches est de plus en plus prégnante aux Etats-Unis. Un ouvrage vient de sortir sur la question : Uneasy Street. Son auteur, Rachel Sherman, assistant professeur à la NY School, avait publié un essai dans le NY times il y a quelques semaines qui présentait les grands résultats de son enquête auprès de « Wealthy New Yorkers », qu’elle a interrogés sur leurs façons de gérer leur argent, et leur culpabilité.

Les ouvrages sur la très grande richesse prennent souvent le risque d’être fascinés par leur objet, et il est d’ailleurs frappant que les chercheurs qui s’y aventurent évoquent presque toujours d’importantes difficultés d’accès à ce monde fermé, tout en montrant que la difficulté est plutôt dans le fait de se faire recommander. Les interviews sont ensuite souvent relativement faciles, avec des personnes qui ont un rapport réflexif à leurs pratiques et parlent aisément. Cela n’est pas toujours aussi simple avec des interviewés en difficultés financières, qui s’effondrent quand on leur demande de raconter leurs déboires, ou espèrent que l’enquêteur pourra leur prodiguer des conseils.

Quoi qu’il en soit, ce qui me frappe dans la façon dont ce livre se présente, c’est l’insistance sur l’aspect psychologique de la richesse : l’ouvrage s’ouvre sur le cas de conscience d’Olivia, qui vit dans un penthouse à New York mais l’assume mal vis-à-vis de ses amis et a fait changer sur l’ascenseur le bouton « PH » pour mettre un numéro d’appartement. Ainsi, l’auteur s’intéresse aux « dilemmes » que posent le lien entre l’argent et l’identité pour ces très riches. Ma première réaction face à ce projet, je dois le confesser, est d’en être irritée. N’y a-t-il d’autres sujets plus importants auxquels consacrer du temps ? S’intéresser à l’argent des riches non en montrant les inégalités qu’il produit et la façon dont il échappe au pot commun, mais en soulignant les difficultés psychologiques de ses détenteurs me paraissait une façon peu utile de participer au débat politique. Cela ne conduit-il pas à s’extraire des questions structurelles, qui sont pourtant la justification première de ceux qui étudient les mondes des « dominants », pour parler comme la sociologie classique ?

L’ouvrage s’intéresse à la vision symbolique de la richesse, à la façon dont celle-ci peut être perçue comme liée à la facilité et la paresse, mais aussi admirée comme lRésultats de recherche d'images pour « piketty capital in the 21st century »e résultat d’un talent particulier ou d’une vie professionnelle réussie. L’auteure considère que le mouvement « Occupy Wall Street », puis le livre de Piketty – que beaucoup de ses interviewés ont sans doute dans leur bibliothèque – ont conduit à une vision négative des plus riches, et se demande comment ses interlocuteurs affrontent cette critique. A New York, la plupart – mais pas tous – de ses interviewés sont démocrates, ce qui augmente leurs contradictions personnelles. Ils vivent aussi dans l’une des villes les plus inégalitaires du pays, où les prix des logements sont stratosphériques, envoient leurs enfants dans des écoles maternelles dont les tarifs sont équivalents à ceux des universités d’élite, et suppriment les étiquettes sur ce qu’ils achètent pour que leur femme de ménage ne voit pas que leurs baguettes coûtent 6 dollars.

La description des niveaux de vie et pratiques de consommation de ces familles est à mes yeux l’apport central de cet ouvrage car elle montre la nécessité de revenus extrêmement élevés pour mener une vie que les interviewés qualifient de “normale”, au sens de proche du modèle de la classe moyenne : un logement agréable, une bonne école et des loisirs.

Résultats de recherche d'images pour « 432 park avenue »

Petit ajout personnel : j’ai été le week-end dernier à New York, je n’y avais pas été depuis très longtemps, et ne connaissais pas cette nouvelle tour, 432 Park avenue, qui dépasse toutes les autres, et est constituée d’un appartement par étage. Le moins cher vaut 17 millions de dollars, sans compter les 15 000 dollars mensuels pour les taxes et l’entretien. En fait, les projets immobiliers de ce type se multiplient dans la ville, et matérialisent les inégalités avec le plus grand raffinement architectural.

Rachel Sherman considère que l’évolution réside dans ces conflits moraux que ressentent les plus riches, qui il y a encore quelques décennies étaient beaucoup Résultats de recherche d'images pour « dallas tv series »plus à l’aise avec leurs privilèges. A partir de ces interviews, elle dessine la façon dont ces personnes se décrivent comme des « gens biens ».

La sociologie des émotions connaît un succès croissant aux Etats-Unis, comme moyen de compléter ou de combattre le structuralisme, dans un monde sociologique souvent très mathématisé, qui fait des modèles statistiques avec les expériences individuelles. Toutefois, cette sociologie montre aussi une « hiérarchie » sociale des émotions : pour le dire vite, les émotions des plus favorisées sont socialement plus valorisées et prises en compte que celles des autres. Et on ne peut s’empêcher de se demander si cet ouvrage ne participe pas à cette inégalités du droit de cité des émotions : le titre du livre « uneasy street », est un jeu de mot construit à partir de l’expression « easy street », qui désigne ceux qui ont une vie facile. Et l’auteur nous dit que ce n’est pas le cas, car ces personnes sont anxieuses.

Résultats de recherche d'images pour « how to spend it »

Cet ouvrage pourrait aussi être vu comme une approche de sociologie pragmatique : cette sociologie (à laquelle je me sens appartenir, malgré ses débats internes) entend restituer les appuis moraux des acteurs, en considérant qu’il faut se garder de leur prêter des intentions, et que le travail sociologique consiste précisément à comprendre pourquoi les personnes font ce qu’elles font. Mais cette sociologie ne se construit pas sans critique : restituer les raisons morales des acteurs doit servir à comprendre comment le monde social et économique est organisé et sur quoi faire porter la critique. Ainsi, ce que nous apprend cet ouvrage est que la critique frontale de la richesse par l’évocation des inégalités crée de l’anxiété mais ne produit pas de transformations structurelles. Il serait donc intéressant de comprendre comment cette anxiété se traduit en actions politiques et économiques. Le livre de Brooke Harrington sur les gestionnaires de fortune montrait l’une des possibilités : la mise à l’abri de la richesse. Quelles sont les autres ?

En conclusion, ce livre démontre que ce ne sont pas les riches qui luttent contre les inégalités, et que même si ce sont des gens biens, c’est d’autres groupes que viendront les changements.