Le musée de Shelburne abrite non pas des reconstitutions mais de vrais bâtiments déplacés dans ce parc qui était une petite partie du jardin de la richissime famille Webb – une branche des Vanderbilt – au début du 20e siècle (c’est à ce genre de détails que l’on comprend de quoi parlent ceux qui disent que les inégalités économiques actuelles pourraient rejoindre celles du début du 20e siècle), et qu’Electra Havemayer Webb a transformé en musée. On y trouve des tableaux mais surtout une collection éclectique comprenant par exemple un bateau à vapeur venu du lac Champlain voisin, un phare, un atelier de forgeron, et ce qui m’a le plus plu : une gare avec une locomotive et quelques wagons privés, car à cette époque les plus fortunés accrochaient leurs wagons privés aux locomotives.
La gare est l’ancienne gare de Shelburne, qui a servi jusqu’en 1953 et a ensuite été déplacée dans le musée à la demande d’Electra Havemayer Webb. Mon attention a été attirée par de multiples affiches et sigles de deux entreprises très familières : Western Union et American Express. La Western Union est le nom qu’adopta en 1856 la “New York & Western Union Telegraph Company”, fondée quelques années plus tôt au coeur d’âpres batailles pour l’obtention du monopole des lignes de télégraphes. Samuel Morse avait envoyé son premier message à longue distance en 1844, les industriels et investisseurs luttèrent ensuite comme des diables pour obtenir le monopole de ces nouveaux moyens de communication, tellement importants dans un pays de cette taille. Ainsi, la Western Union est d’abord et avant tout une compagnie de télécommunication, permettant d’aller vers l’Ouest, comme son nom l’indique.
Ce qui est incroyable, c’est qu’aujourd’hui le nom est associée principalement aux transferts d’argent, en particulier pour les migrants qui envoient de l’argent vers leurs pays d’origine. Il n’y a pas de mot français pour désigner cela, en Anglais on dit “remittances”. En France, la compagnie a longtemps eu une forme de monopole de ces transferts, elle est depuis peu concurrencée par d’autres systèmes, en particulier la “mobile money”, j’en parlerai une autre fois. D’ailleurs, dans un post précédent sur nos difficultés à trouver une banque, vous vous rappelez peut-être qu’on avait été voir dans un supermarché les coûts d’un transfert par Western Union. Or, la compagnie ne s’est tournée vers les services financiers qu’en… 1989. Plus de 130 ans après sa fondation. Je dois avouer ici mon inculture crasse : je n’avais jamais associé cette compagnie à l’histoire de l’industrialisation américaine du 19e siècle, tant elle est pour moi liée à la vie contemporaine et à cette question centrale pour tout le monde, mais plus compliquée pour ceux qui vivent à travers plusieurs pays : envoyer de l’argent à sa famille.
L’histoire d’American Express est moins déroutante pour moi. C’est une entreprise liée à l’argent dès le départ. Ouf ! Je retrouve mes bases. Comme l’indique cette belle affiche de la gare-musée de Shelburne (que je ne suis pas en mesure de dater malheureusement, mais si la gare a été déplacée telle qu’elle, elle devait y être en 1953), la compagnie a été fondée en 1841, d’abord pour des transports de fonds. A partir des années 1880, elle se lance dans des services de transferts d’argent pour les particuliers : virements, lettres de change ou encore “travelers cheque” – un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, mais que j’ai utilisé, c’était bien compliqué tout de même, on apportait de l’argent liquide dans une agence en France, qui nous donnait des chèques que l’on échangeait contre de l’argent liquide dans le pays où l’on allait, dans la devise locale, American Express n’en propose plus depuis 2013, la carte de crédit a tué le marché. Ensuite, bien sûr, c’est la partie que nous connaissons le mieux, la compagnie a été parmi les premières a développer des cartes de crédit à partir des années 1950. Plusieurs sociologues et historiens se sont intéressés au développement des cartes de crédit. C’est un sujet assez fascinant, jusqu’à aujourd’hui, car il s’agit d’un marché “à deux faces” : le vendeur de carte de crédit doit convaincre les vendeurs de l’accepter et les acheteurs de l’utiliser, plus il y a de vendeurs qui l’acceptent, plus les utilisateurs trouveront ça intéressant, et inversement. Les fournisseurs de cartes de crédit ont développé des tas de stratégies pour développer les deux faces du marché en même temps. Je vous raconterai ça une autre fois.
Cette petite incursion historique montre le lien très ancien entre les moyens de communication et l’accélération des transferts d’argent. On le sait davantage pour les transferts d’information, en particulier pour la bourse. Alex Preda a fait l’histoire du “ticker”, cet outil qui envoyait des chiffres et des lettres sur une étroite bande de papier dans les années 1860, et qui malgré sa piètre sophistication par rapport à son concurrent européen de l’époque, le “pantélégramme”, capable lui de reproduire des feuilles entières, et donc des signatures, a eu un succès tel qu’aujourd’hui encore les cours des titres financiers sont présentés comme ils l’étaient alors, pour des raisons techniques.
Mais transférer l’argent, c’est aussi une question de transfert d’information. Et cela n’est pas né avec les fintech, même si celles-ci permettent de franchir un cap dans l’accélération. L’histoire ne doit pas servir à dire que rien ne serait nouveau, mais plutôt à se demander ce que la période actuelle d’innovations tous azimut apporte de spécifique.