Télégraphes et transferts d’argent

Résultats de recherche d'images pour « shelburne museum map »Le musée de Shelburne abrite non pas des reconstitutions mais de vrais bâtiments déplacés dans ce parc qui était une petite partie du jardin de la richissime famille Webb – une branche des Vanderbilt – au début du 20e siècle (c’est à ce genre de détails que l’on comprend de quoi parlent ceux qui disent que les inégalités économiques actuelles pourraient rejoindre celles du début du 20e siècle), et qu’Electra Havemayer Webb a transformé en musée. On y trouve des tableaux mais surtout une collection éclectique comprenant par exemple un bateau à vapeur venu du lac Champlain voisin, un phare, un atelier de forgeron, et ce qui m’a le plus plu : une gare avec une locomotive et quelques wagons privés, car à cette époque les plus fortunés accrochaient leurs wagons privés aux locomotives.

La gare est l’ancienne gare de Shelburne, qui a servi jusqu’en 1953 et a ensuite été déplacée dans le musée à la demande d’Electra Havemayer Webb. Mon attention a été attirée par de multiples affiches et sigles de deux entreprises très familières : Western Union et American Express. La Western Union est le nom qu’adopta en 1856 la “New York & Western Union Telegraph Company”, fondée quelques années plus tôt au coeur d’âpres batailles pour l’obtention du monopole des lignes de télégraphes. Samuel Morse avait envoyé son premier message à longue distance en 1844, les industriels et investisseurs luttèrent ensuite comme des diables pour obtenir le monopole de ces nouveaux moyens de communication, tellement importants dans un pays de cette taille. Ainsi, la Western Union est d’abord et avant tout une compagnie de télécommunication, permettant d’aller vers l’Ouest, comme son nom l’indique.

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Ce qui est incroyable, c’est qu’aujourd’hui le nom est associée principalement aux transferts d’argent, en particulier pour les migrants qui envoient de l’argent vers leurs pays d’origine. Il n’y a pas de mot français pour désigner cela, en Anglais on dit “remittances”. En France, la compagnie a longtemps eu une forme de monopole de ces transferts, elle est depuis peu concurrencée par d’autres systèmes, en particulier la “mobile money”, j’en parlerai une autre fois. D’ailleurs, dans un post précédent sur nos difficultés à trouver une banque, vous vous rappelez peut-être qu’on avait été voir dans un supermarché les coûts d’un transfert par Western Union. Or, la compagnie ne s’est tournée vers les services financiers qu’en… 1989. Plus de 130 ans après sa fondation. Je dois avouer ici mon inculture crasse : je n’avais jamais associé cette compagnie à l’histoire de l’industrialisation américaine du 19e siècle, tant elle est pour moi liée à la vie contemporaine et à cette question centrale pour tout le monde, mais plus compliquée pour ceux qui vivent à travers plusieurs pays : envoyer de l’argent à sa famille.

L’histoire d’American Express est moins déroutante pour moi. C’est une entreprise liée à l’argent dès le départ. Ouf ! Je retrouve mes bases. fullsizeoutput_42dComme l’indique cette belle affiche de la gare-musée de Shelburne (que je ne suis pas en mesure de dater malheureusement, mais si la gare a été déplacée telle qu’elle, elle devait y être en 1953), la compagnie a été fondée en 1841, d’abord pour des transports de fonds. A partir des années 1880, elle se lance dans des services de transferts d’argent pour les particuliers : virements, lettres de change ou encore “travelers cheque” – un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, mais que j’ai utilisé, c’était bien compliqué tout de même, on apportait de l’argent liquide dans une agence en France, qui nous donnait des chèques que l’on échangeait contre de l’argent liquide dans le pays où l’on allait, dans la devise locale, American Express n’en propose plus depuis 2013, la carte de crédit a tué le marché. Ensuite, bien sûr, c’est la partie que nous connaissons le mieux, la compagnie a été parmi les premières a développer des cartes de crédit à partir des années 1950. Plusieurs sociologues et historiens se sont intéressés au développement des cartes de crédit. C’est un sujet assez fascinant, jusqu’à aujourd’hui, car il s’agit d’un marché “à deux faces” : le vendeur de carte de crédit doit convaincre les vendeurs de l’accepter et les acheteurs de l’utiliser, plus il y a de vendeurs qui l’acceptent, plus les utilisateurs trouveront ça intéressant, et inversement. Les fournisseurs de cartes de crédit ont développé des tas de stratégies pour développer les deux faces du marché en même temps. Je vous raconterai ça une autre fois.

Cette petite incursion historique montre le lien très ancien entre les moyens de communication et l’accélération des transferts d’argent. On le sait davantage pour les transferts d’information, en particulier pour la bourse.  Alex Preda a fait l’histoire du “ticker”, cet outil qui envoyait des chiffres et des lettres sur une étroite bande de papier dans les années 1860, et qui malgré sa piètre sophistication par rapport à son concurrent européen de l’époque, le “pantélégramme”, capable lui de reproduire des feuilles entières, et donc des signatures, a eu un succès tel qu’aujourd’hui encore les cours des titres financiers sont présentés comme ils l’étaient alors, pour des raisons techniques. Résultats de recherche d'images pour « ticker »Résultats de recherche d'images pour « old ticker »

Mais  transférer l’argent, c’est aussi une question de transfert d’information. Et cela n’est pas né avec les fintech, même si celles-ci permettent de franchir un cap dans l’accélération. L’histoire ne doit pas servir à dire que rien ne serait nouveau, mais plutôt à se demander ce que la période actuelle d’innovations tous azimut apporte de spécifique.

 

 

The Struggling Middle Class

Neal Gabler, journaliste et essayiste américain, a écrit un article l’an dernier dans The Atlantic, qui a fait couler pas mal d’encre. Il cite un sondage de la Federal Reserve qui dit que 47 % des Américains ne sont pas en mesure de trouver 400 dollars au pied levé sans avoir à les emprunter ou à vendre quelque chose, puis confesse en faire partie et raconte par le menu son « impotence financière » et ses difficultés depuis des années malgré ses revenus confortables et sa vie mondaine.

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Ce qui m’intéresse dans cette histoire, est qu’elle témoigne d’une question récurrente aux Etats-Unis, qui a notamment joué un rôle important dans les élections présidentielles de l’an dernier, qui est celle du maintien de la classe moyenne. Maintenir la classe moyenne cela signifie que les familles qui se définissent ainsi ne connaissent pas un déclassement allant potentiellement jusqu’à la perte de sa maison ou l’obligation de retirer ses enfants de l’école privée ; et surtout qu’elles soient en mesure de transmettre leur niveau social à leurs enfants. Les historiens ont montré à quel point la nation américaine s’est construite à travers l’idée d’une appartenance générale à la classe moyenne, notamment à Résultats de recherche d'images pour « lizabeth cohen consumers republic »travers un accès de tous à la consommation. Voir par exemple sur le sujet A Consumers’ Republic de Lizabeth Cohen. Pour le dire très vite, si en France les catégories sociales se définissent surtout par la place dans la structure de la production, aux Etats-Unis le niveau social se définit également par la place dans la structure de consommation.

Cela peut expliquer que si la question du maintien dans la classe moyenne se pose bien plus en termes financiers qu’en France (où les discussions portent davantage sur les modes de redistribution par exemple). J’entends par là que dans les articles de presse ou les ouvrages sur le sujet, les auteurs entrent dans les détails des dépenses, et la pauvreté est vue comme un problème d’argent, ce qui est beaucoup moins le cas dans la sociologie française, qui la voit comme un problème de domination sociale. Les choses changent pourtant en France, l’aspect trivialement monétaire de la pauvreté est de plus en plus pris en compte, aussi bien dans les journaux, dans le monde académique ou dans le monde politique. En témoigne le succès de cette idée qu’a eue une jeune femme de montrer ce qu’on peut acheter avec les 5 euros d’APL supprimés. Capture d_écran 2017-07-28 à 23.52.03

Côté américain, si la pauvreté est étudiée, c’est plutôt la classe moyenne « inférieure », selon ces vieux termes forgés au début du 20ème siècle, précisément aux USA, qui est l’objet de l’attention politique et médiatique, et au-delà l’ensemble de la classe moyenne, fragilisée. La désormais sénatrice Elizabeth Warren, auparavant professeur de droit à Harvard, spécialiste des « bankruptcy », c’est-à-dire des faillites personnelles, est devenue célèbre par ses prises de position et ses ouvrages montrant les difficultés monétaires des Américains de la classe moyenne. En 2003, elle publie avec sa fille The two income trap, montrant les difficultés à joindre les deux bouts des familles avec des enfants lorsque les deux parents travaillent. Ce livre fut un best-seller et devint un objet politique. Dans d’autres de ses ouvrages, elle a montré le lien entre les dépenses médicales et la faillite personnelle, ou encore dans The Fragile Middle Class, la fragilisation des ménages du fait de leurs dettes (l’anglais dit « to carry debt », il n’y a pas d’expression aussi claire en Français).

Résultats de recherche d'images pour « the two income trap »Résultats de recherche d'images pour « nickel and dimed »Résultats de recherche d'images pour « evicted desmond »

J’avais aussi beaucoup aimé un livre sur le sujet qu’une amie américaine m’avait conseillé : Nickel and dimed (littéralement s’être fait faire les poches). Une journaliste avait tout quitté pour vivre la vie des « working poor », vivant à l’hôtel ou dans des logements de fortune, et occupant des emplois payés au salaire minimum, plusieurs pour tenter de survivre. Elle décrit la fatigue, la pression des patrons, les douleurs physiques, l’impossibilité de se soigner sans assurance, et une Amérique inhumaine et invivable. Récemment, le livre du sociologue Matthew Desmond (lui aussi professeur à Harvard), Evicted, qui décrit la vie de familles expulsées après la crise des subprimes, a reçu le prix Pulitzer en non-fiction. L’auteur y suit le quotidien de 8 familles pauvres dans la ville de Milwaukee. Elles dépensent jusqu’à 70 % de leurs revenus pour se loger, et enrichissent marchands de sommeil et autres propriétaires de « trailer camps ».

On pourrait penser que l’on s’éloigne un peu des classes moyennes ici, mais en réalité c’est bien d’elles qu’il s’agit. D’une part car aux Etats-Unis, la société se pense comme une vaste classe moyenne (les plus riches sont dans “l’upper middle class”, cf ci-dessous une représentation de la structure sociale US par un professeur de sociologie) avec des frontières franchissables d’une strate à l’autre, puisque ces frontières sont « uniquement » monétaires – c’est le modèle, bien sûr que la réalité est plus complexe. Toutefois, lorsqu’il est question des difficultés à se loger et survivre des familles les plus pauvres, une partie non négligeable de la population peut estimer être potentiellement concernée un jour. D’autre part, car derrière tous ces reportages ou enquêtes académiques, c’est aussi le modèle de Welfare qui est en jeu : les obstacles que rencontre cette classe moyenne fragilisée se trouvent dans l’accès à la santé, à l’éducation, à une retraite décente, et les questions de fiscalité et de redistribution sont présentes en creux, ou en plein comme chez Warren.

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Le texte de Gabler, à l’aune notamment des situations dramatiques comme décrites par Desmond, a été assez vertement critiqué, au motif qu’il est tout de même un peu gonflé de se présenter comme le représentant des classes moyennes en difficultés lorsque l’on est un auteur à succès et que les erreurs financières sont liées à sa volonté de vivre au-dessus de ses moyens : acheter une maison dans les Hamptons en plus de l’appartement à New York, dire à sa femme de ne pas se remettre à travailler après avoir arrêté pour élever les enfants, envoyer ses enfants dans des universités hors de prix, etc. Pourtant, cela prouve bien ce que je disais plus haut : le sentiment d’appartenance à la classe moyenne est diffusé sur quasiment toute l’échelle sociale, et ce qui est peut-être encore plus partagé est le sentiment de ne pas avoir assez d’argent pour avoir le niveau de vie que l’on jugerait « normal ».

Ralentir l’argent

Capture d’écran 2017-07-26 à 16.15.05.pngJ’ai découvert aujourd’hui le réseau Slow Money, très actif en Nouvelle Angleterre et en particulier dans le Vermont. Il est aussi lié à des organisations européennes. Son objectif est de promouvoir l’agriculture organique et locale, d’améliorer la qualité de l’alimentation, de fortifier les communautés et que “l’argent retourne à la terre” (bring back money to the Earth). Dans ses principes, le réseau indique que l’argent va trop vite, que les entreprises sont trop grosses et la finance trop complexe.

Résultats de recherche d'images pour « hartmut rosa accélération »Ce qui m’intéresse ici est la question de la vitesse, et le lien entre rapidité de l’argent et organisation sociale. L’un des best-sellers de sciences sociales de ces dernières années a été le livre d’Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps  (paru en 2005 en Allemagne, traduit en Français en 2010. Ici, un bon compte-rendu par Laurent Jean-Pierre). Pour lui, la modernité se caractérise par ce rapport frénétique au temps : tout va plus vite pourtant le temps ne cesse de manquer. Cette idée d’accélération n’est d’ailleurs pas l’apanage des analystes contemporains. Les “pères fondateurs” de la sociologie à la fin du 19e siècle, en particulier ceux qui se sont intéressés aux villes, avaient déjà noté à quel point la vie y était plus dense, plus saccadée, et parfois moins pleine du fait du manque de linéarité. Les expériences vécues dans une société qui va très vite sont moins “inscrites”, ont moins de sens, et risquent de conduire à des formes de frustration et de dépression. L’un des sociologues qui a très tôt observé cela fut Georg Simmel (1858-1918), qui a écrit sur la ville et sur… l’argent. Son livre, Philosophie de l’argent, paru en 1900, analyse déjà le rôle de ce que l’on peut nommer la “monétarisation” dans l’accélération – terme que Simmel n’emploie pas, mais l’idée est déjà présente – de la vie sociale.

L’argent permet de donner une valeur aux personnes et aux choses qui les objectivent et permet de sortir d’un rapport subjectif à la valeur. Et c’est là que réside l’accélération, car la valeur monétaire peut circuler à toute vitesse, étant détachée de toute personne, ou de Résultats de recherche d'images pour « simmel philosophie de l'argent »toute attache sociale (Zelizer contestera cette vision pour elle simpliste, car le marquage de l’argent recrée de la subjectivité, mais ne compliquons pas). Toute forme de commensuration qui se traduit par un chiffre que l’on peut faire circuler, synthétisant l’ensemble des informations, crée ce type d’effet. Des sociologues l’ont montré pour les scores de crédit, pour le classement des universités ou encore pour la valeur des Etats, quand ces derniers sont classés par les notes des agences de notation.

Ralentir l’argent nécessite une intense énergie : pour remplacer ce qu’il concentre, c’est-à-dire une évaluation de la valeur partagée par tous, il est nécessaire de sans cesse discuter pour se mettre d’accord, et cet accord sur la valeur n’est pas partageable en dehors du groupe qui s’est concerté, ou seulement au prix d’intenses efforts de traduction. Renoncer à cette praticité implique un véritable engagement militant, et c’est en ce sens que le ralentissement de l’argent ne peut jamais être obtenu sans une transformation sociale profonde. Ou plus exactement – car Slow money, malgré son nom n’est pas une organisation qui s’intéresse à l’argent mais à l’agriculture – que ceux qui luttent pour des transformations sociales rencontrent rapidement l’argent et cherchent alors des moyens de ne pas le laisser imposer sa temporalité.

Assurance santé, premier épisode

Résultats de recherche d'images pour « breaking bad UK »L’assurance santé aux Etats-Unis fait partie des sujets chauds. Tandis que les sénateurs républicains n’arrivent pas à s’entendre pour détruire l’Obamacare entre ceux qui trouvent que le projet de Trump est trop timide et ceux qui estiment que finalement certains Américains se trouvent mieux avec une assurance santé que sans, je fais l’expérience d’avoir besoin d’utiliser le service de santé sans être assurée. Enfin, pas tout à fait, j’ai bien une carte d’assurée, et je crois aussi que beaucoup d’argent a été dépensé pour ça. Toutefois, de façon mystérieuse, cette assurance semble ne rien couvrir. Et le pire est que je n’arrive pas à avoir l’information, car il y a bien un site internet mais les identifiants ne fonctionnent pas. Les collègues habitués m’expliquent que l’assurance ne couvre que des accidents du travail. Mais… je ne travaille pas ici, donc ça doit être différent. Le service médical du campus me dit que n’étant pas étudiante ils ne peuvent me prendre en charge. Mais… sur ma carte d’assurée il y a écrit « student ». Et en appelant l’assurance, une dame très gentille m’explique qu’il faut qu’elle se renseigne auprès du customer service, et me rappellera. Ce qui est dommage c’est que les services médicaux coûtent en général plus cher si l’on n’est pas assuré que ce qui serait facturé à une assurance, ces dernières négociant les tarifs, ce que les individus ne peuvent faire.

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En attendant donc que la dame de l’assurance ne me rappelle, j’ai le temps de me plonger dans le fonctionnement du système de prise en charge des soins dans ce pays. Un post de blog est bien sûr un peu court pour résumer les débats des sciences sociales sur le sujet. Deux éléments m’intéressent surtout : d’abord le fait que malgré la vision que nous pouvons avoir depuis la France d’un pays qui n’aurait aucune protection sociale, les choses sont beaucoup plus compliquées. Comme l’a montré Theda Skocpol, la protection sociale etats-unienne est ancienne, elle débute au début du 20e siècle, et elle a été centrée sur deux catégories principales : les vétérans et les femmes. C’est ce qui la conduit à parler d’un « maternalist welfare state » dans son célèbre ouvrage sur le sujet : Protecting Soldiers and Mothers. The political Origins of Social Policy in the United States. Avant que le Welfare ne soit largement démantelé à partir des années 1980, il existait une réelle protection collective pour les retraites, le chômage et la famille. Toutefois, la santé a toutefois toujours été moins développée, en dehors de medicaid pour les personnes âgées et medicare pour les plus pauvres, ce qui a conduit à un système qui semble absurde à tout point de vue : extrêmement coûteux (ci-dessous un rappel par l’OCDE de ce fait toujours étonnant : la part démesurée en comparaison des autres pays du PIB Etats-Unis consacré à la santé) tout en étant profondément inégalitaire et en laissant une part de la population quasiment en dehors de tout soin.

Capture d_écran 2017-07-24 à 21.30.09Le second sujet qui m’intéresse concernant l’assurance santé est son importance dans les recherches actuelles sur la “financiarisation de la vie quotidienne”, très fécondes en particulier en Amérique du Nord et en Angleterre. Ces travaux montrent la façon dont la vie des ménages est transformée par la financiarisation de l’économie, qui s’insinue dans les budgets familiaux et les modes de vie. L’Américain Jacob Hacker parle de “risk shift” pour désigner le fait que les risques auparavant pris en charge par des assurances collectives (la vieillesse, l’éducation, la famille, et tout de même un peu la santé) pèsent désormais entièrement sur les épaules des ménages qui doivent fairRésultats de recherche d'images pour « bills coins children »e des calculs savants pour emprunter et investir leur argent pour faire face à leur futur retraite, aux études de leurs enfants, à la maladie, mais aussi pour financer leur vie quotidienne avec des systèmes d’emprunt compliqués (les subprimes l’ont bien montré) et une multiplicité de produits financiers disponibles. En Grande-Bretagne, ce sont des social scientists venus de la géographie (en particulier Andrew Leyshon, Nigel Thrift, Paul Langley, Shaun French, Thomas Wainwright, et bien d’autres) qui ont développé l’idée de la constitution d’un financial subject. Ils veulent dire par là que cette fréquentation accrue des produits financiers et l’importance de leur maniement pour assurer la continuité de la vie transforment la subjectivité des individus qui se mettent à penser comme des investisseurs boursiers. Et l’assurance santé est dans tous les cas l’un des sujets majeurs, tant les coûts pour les familles peuvent être élevés, ou bien pour la payer, ou bien pour payer les soins en son absence, ou pour les deux, quand l’assurance couvre mal.

Toutefois, la dame n’a toujours pas rappelé, et pour l’heure, ma subjectivité n’est pas tant celle d’une investisseuse débridée que d’une usagère contrariée par une bonne vieille bureaucratie.

Le plafond des deux frères

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Le vendredi soir, nous allons boire une bière aux « Two Brothers » à Middlebury. Quelqu’un m’avait dit avant de partir que le Vermont était la « capitale de la bière », la vingtaine qu’en propose ce pub semble le confirmer. Mais ce qui m’intéresse pour l’heure est le plafond des « Deux frères ». Il est recouvert de billets de un dollar marqués d’un prénom.

Le marquage de l’argent, c’est le concept de la sociologie de l’argent, que la sociologue américaine Viviana Zelizer a élaboré dans The Social Meaning of Money (je me permets, pour ceux que ça intéresse de renvoyer à une synthèse de ses travaux que j’avais écrite). Elle explique que selon son origine ou sa destination, nous n’utilisons pas l’argent de la même façon : l’argent reçu en cadeau est différent de l’argent gagné illégalement, ou de l’argent du salaire, etc. Elle se fonde sur des pratiques traditionnelles de gestion des budgets ouvriers par enveloppes pour expliquer que les femmes, le plus souvent, marquaient l’argent : celui pour le loyer, la nourriture, l’alimentation, etc. Si ces pratiques matérielles de marquage sont moins communes aujourd’hui, il reste des marquages symboliques ou psychiques (toutefois, on peut aussi discuter sur le rôle du compte en banque dans des formes de fongibilité et de marquage moindre de l’argent, qui conduisent à une plus grande difficulté de gestion, mais c’est une autre question).

 

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Sur ce plafond, donc, l’argent est marqué au sens propre : les gens y ont écrit leur nom. Un petit interview du barman m’apprend qu’il s’agit d’une tradition irlandaise, les gens laissaient de l’argent marqué à leur nom pour être sûrs d’avoir toujours de quoi boire. Théoriquement, les clients pourraient aller décrocher leur billet au plafond pour payer leur bière, qui vaut plus qu’un dollar, donc l’éventualité me semble faible, mais le barman avait pas mal de clients, je n’ai pas pu lui poser la question. J’ai donc poursuivi mon enquête en interrogeant mon voisin, Vermontais à la retraite, et visiblement grand habitué des lieux, qui m’a expliqué avoir son billet au plafond, mais que les choses étaient devenues moins amusantes, car longtemps les clients montaient sur le bar pour accrocher leur billet, ou le décrocher, mais par peur des accidents après quelques verres, désormais les billets sont bien alignés, et effectivement, il m’a montré un coin de la pièce où ils sont rangés côte à côte, rationalisés au nom de la sécurité publique.

Je me demandais si les billets peints sont toujours utilisables. C’est bien le cas, et d’ailleurs, l’artiste Grec Stephanos, en a fait un moyen d’exprimer la violence de ce que subissent les Grecs, détournant les symboles neutres des billets européens. Pendant un an, il a peint les billets puis les a remis en circulation.

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Ces billets ont la particularité de représenter des monuments imaginaires : cette monnaie n’étant pas nationale, il était impossible de se mettre d’accord sur des symboles ne favorisant qu’un seul des pays de la zone. Cela avait d’ailleurs été dénoncé à l’époque, par l’économiste Bruno Théret, qui considérait que des billets sans symboles politiques ou sociaux ne pourraient créer de lien de confiance et de lien social. La discussion est loin d’être close sur le sujet, l’attachement à l’Euro est plus fort qu’il n’y parait.

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Ce qui m’intéresse surtout dans cette discussion est la comparaison avec le dollar, qui a un statut particulier, il est la monnaie par excellence, à travers le monde entier. Bien sûr, la puissance économique et financière des Etats-Unis l’explique, mais il y a aussi l’aspect symbolique de ces billets : les billets en dollars sont couverts de symboles très utiles pour expliquer ce qu’est la monnaie, et la façon dont un Etat la garantit. En particulier la mention In god we trust, et le fameux “This note is legal tender for all debts public and private”, qui est sans doute le meilleur résumé de ce qu’est une monnaie par rapport à tout autre objet de valeur.

Les banques de Middlebury, suite

Comme je le disais précédemment, nous avons réussi à ouvrir un compte. Ce n’était pas vraiment gagné. Nous avons d’abord essayé la National Bank of Middlebury, devenir client d’une banque portant un tel nom était trop tentant. Cette banque a été fondée en 1831, en témoigne un bâtiment solennel où se trouve toujours une agence (le bâtiment ne date que de 1915). Ainsi, dans cette campagne reculée américaine, cette banque a eu une stratégie identique à celle des banques françaises, que je connais mieux, et qui au 19e siècle faisaient construire des sortes de palais pour prouver leur puissance et leur solidité.

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L’entrée ressemble à un lobby d’hôtel, plusieurs dames souriantes nous accueillent derrière leur comptoir. Après qu’on leur ait dit que l’on souhaitait ouvrir un compte, elles nous indiquent le « consumer service », c’est-à-dire la pièce adjacente, également très grande, avec de beaux fauteuils, une moquette épaisse, et des vieux bureaux en bois où travaillent calmement quelques personnes. Finalement, une dame nous explique que la banque n’ouvre plus de comptes à des professeurs venus seulement pour l’été –Middlebury College, depuis plus d’un siècle, organise des écoles d’été linguistiques. Les étudiants viennent passer six semaines d’immersion totale, faisant même un serment de ne parler que la langue qu’ils sont venus apprendre, il y a de l’Espagnol, de l’Hébreu, du Portugais, du Chinois, du Japonais et bien sûr du Français. Il y a donc chaque été une multitude de professeurs qui débarquent et ont besoin d’un compte pour se faire payer. Certains reviennent chaque année, et ont depuis longtemps réglé ce problème, mais il y a toujours des petits nouveaux embarrassés. Pour revenir à notre National Bank, donc, la dame nous explique que nous ouvrir un compte nécessiterait trop de « paperwork », de coût d’administration. Elle nous propose en revanche de « casher » notre chèque.

Nous hésitons : une solution serait qu’après avoir transformé le chèque en cash (pour 2% de son montant) nous l’envoyons via Western Union sur notre compte français. Ensuite nous pourrions en disposer. Cette solution a l’avantage d’être relativement rapide, mais elle est chère, car elle multiplie les « coûts de transactions », y compris le fait qu’on devrait faire des conversions monétaires deux fois : transformer nos dollars en euros sur notre compte, puis payer en dollars avec notre compte en euros. On revient à la liquidité : elle serait assez grande ainsi, mais coûteuse. Google, qui sait tout, nous indique un supermarché qui propose des services de Western Union, où nous pouvons estimer le prix du transfert, disons 1% de plus.

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Si une banque voulait bien nous ouvrir un compte, ce serait tout de même mieux. Nous tentons donc d’aller voir l’une des trois banques restantes. Nous nous rendons dans le quartier des banques, où les trois sont côte à côte, et entrons dans la Citizens Bank – quelqu’un m’avait dit que c’était la plus grande des trois, nous espérons même qu’elle est liée à des banques de l’Illinois, ce qui nous permettrait de ne pas refaire ces expériences, certes passionnantes mais un peu chronophages, dans quelques semaines.

Architecturalement, la Citizens Bank est plus modeste que la National Bank – une traduction politique de leurs noms respectifs ? Le panneau, de loin, me laissait présager un bâtiment plus grand. C’est une petite maison typique du coin qui abrite trois personnes : une jeune femme derrière le guichet, et deux dans des bureaux, l’une débutante, l’autre la chef de l’agence. L’accueil y est extrêmement chaleureux, l’ouverture de compte ne pose aucun problème, et la directrice est même ravie de profiter de cette occasion pour apprendre à sa jeune collègue comment ouvrir un compte pour des clients non résidents. Elle nous demande d’ailleurs en riant si nous sommes d’accord pour servir de cobayes dans un « learning process ». Tout est très cordial, l’on parle de Paris et de la différence entre les img_1967.jpgbanques françaises et américaines. Elle nous dit que les Français s’étonnent souvent du nombre de cartes de crédit utilisées ici, nous acquiesçons.

Le processus dure une petite heure. Rien de très exotique (voir l’erratum dans le post suivant), si ce n’est le peu de documents demandés, nos passeports suffisent, ils comportent notre adresse française, et la banque connaît l’adresse de l’Université. C’est l’avantage des banques locales. Nous serons rapidement dotés d’un chéquier et de deux cartes de débit, tout est gratuit pour le moment. En revanche pour les virements internationaux, c’est plus compliqué. On verra quand la question se posera…

Ce qui m’étonne le plus finalement c’est que malgré les pratiques monétaires très différentes des Américains, en particulier leur façon de s’endetter bien plus (mais le découvert est beaucoup moins pratiqué, il serait intéressant de comparer les moyens de compenser un problème de trésorerie français et états-unien), il est possible d’avoir les mêmes pratiques qu’en France : une carte de débit au lieu d’une carte de crédit, un chéquier, et internet pour faire des virements et surveiller ce qui se passe.

Aides financières parentales

L’un des sujets naturels lorsque l’on s’intéresse à l’argent sur un campus américain est celui du prix que paient les étudiants (au passage, une photo de MiddleIMG_1970bury College cette après-midi). Bizarrement, il a fallu presque deux semaines pour qu’émerge une discussion à ce sujet. C’était donc à déjeuner, avec une enseignante française qui connaît bien les Etats-Unis et nous disait que ce système est vicié car les étudiants paient si cher – 50 000 dollars par an dans beaucoup d’universités – qu’ils ne peuvent échouer. Les professeurs sont donc obligés de bien les noter quoi qu’ils produisent. S’en est suivie une discussion que l’on pourrait qualifier d’économie comportementale de comptoir (ou de cantine en l’occurrence) pour déterminer si payer plus cher incitait les étudiants à moins travailler car ils avaient le sentiment d’acheter leur diplôme, ou au contraire à travailler sans compter pour rentabiliser au mieux leur investissement.

Inversement, les profs se donnent-ils plus de mal lorsque les étudiants paient leur minute de cours au prix de celle d’un concert des Rolling Stones ? Et a-t-on le droit de dire à des étudiants qu’ils feraient mieux d’arrêter de bavarder ou d’envoyer des messages sur facebook pour écouter leur professeur, au prix qu’ils payent ? Ou plutôt au prix que paient leurs parents.

En effet, la sociologue Laura Hamilton, de l’Université de Californie-Melced, a cherché à mesurer la corrélation entre l’investissement financier des parents et la réussite des enfants. Ses conclusions sont intéressantes : plus les parents aident les étudiants et moins leur GPA (leur moyenne, après avoir contrôlé le milieu social, l’université, les compétences des étudiants, etc) est bon. Les prêts étudiants ont le même effet négatif sur le GPA. En revanche, l’argent reçu par des bourses augmente le GPA, quand l’argent gagné par le travail étudiant n’a pas d’effet. Pourtant, l’aide parentale a un effet non négligeable sur le fait de terminer son Bachelor (4 ans d’étude), car une partie importante des étudiants ne finissent pas, souvent pour des raisons financières.Capture d_écran 2017-07-19 à 21.21.40

Ainsi, les étudiants très aidés par leurs parents travaillent juste assez pour obtenir leurs diplômes mais en profitent également pour développer leur capital social, et avoir des activités de détente. L’auteure souligne d’ailleurs dans sa conclusion que les parents peuvent adhérer à cette représentation de l’université comme un moment d’épanouissement des jeunes adultes, et considérer que le « social » est aussi important que « l’académique ».

Le sujet n’est pas épuisé bien sûr, mais c’est une première entrée sur cette riche matière.

 

Problème de liquidité

Avant de vous raconter l’ouverture du compte en banque, un petit point sur le concept de liquidité. C’est un sujet central pour la finance, et pour la sociologie – l’article phare sur le sujet : Carruthers et Stinchcombe, 1999. Il s’agit en gros de réfléchir à la façon de faire circuler la valeur. On peut considérer, très grossièrement, que le travail de l’industrie financière consiste à trouver des moyens de toujours augmenter la liquidité.

Or, pour le simple mortel, la liquidité est loin d’être gagnée : qu’il s’agisse de débloquer de l’argent sur un compte épargne, de vendre sa maison ou simplement de payer en cash dans un distributeur qui n’accepte que les cartes bancaires (ou l’inverse), il n’est pas toujours évident ni de transformer ses possessions en Image associéeargent, ni de le faire circuler. L’histoire du roi Midas, qui ne peut plus ni boire ni manger car il a tout transformé en or, est une forme d’incarnation de l’absence de liquidité.

L’accès à l’argent, et surtout son prix, est une des sources d’inégalités contemporaines : l’argent est plus cher pour les pauvres. Tout le monde doit passer par les banques, mais les plus riches ont des ristournes voire des exonérations de toutes les taxes sur les paiements, grâce à leurs cartes premium ou à des rabais consentis par leurs banques. Les pauvres se les voient imputer entièrement. C’est la raison pour laquelle certains considèrent que le monde sans cash que l’on nous annonce, loin d’être plus facile, nous soumettra à l’intermédiaire des banques et à leur pouvoir extrême. Voir là-dessus le billet exaspéré de Brett Scott, qui se présente comme un “alternative finance explorer” (j’ai découvert ce texte sur ce blog génial pour qui s’intéresse à la sociologie économique).

Pour le voyageur de durée moyenne que je suis, parfois la liquidité est totale : avec ma carte française je peux payer dans les magasins et sur internet comme si j’étais en France – par prudence, je n’ai pas trop cherché à savoir combien Visa et ma banque me font payer. Mais tous les paiements ne sont pas électroniques, hélas. Voici donc notre petite situation : on the one hand, les enfants vont au summer camp, qui n’accepte que des paiements en chèques libellés en dollars, on the other hand, l’université paie en chèque. Nous avons donc un chèque libellé à notre nom et un chèque à faire.Résultats de recherche d'images pour « check cashing »Nous avions déjà expérimenté de recevoir des chèques en dollars, mes lectures sur le système bancaire américain avaient été utiles, et notamment ceux qui dénoncent le “fringe banking”, ces systèmes destinés aux “unbanked” et aux “underbanked”. Je savais donc qu’il est possible, moyennant finance, d’échanger un chèque contre du cash. Mais ce cash ne réglait pas la question du paiement du camp.

Bon, finalement, on s’en est sortis : on a utilisé le bon vieux lien social, qui comme dans les articles de sociologie, est souvent la solution aux problèmes théoriques insurmontables, et demandé à un collègue ayant un chéquier américain de nous faire un chèque contre du cash, retiré de notre compte français. Quant à notre chèque, il est déposé sur le compte que nous avons finalement ouvert, mais nous ne pourrons utiliser l’argent que dans une semaine, au plus tôt…