Discriminations

Une fois n’est pas coutume, je vais parler de la France dans ce blog pourtant consacré aux Etats-Unis. Je voudrais en effet signaler les résultats d’un testing commandé par la mairie de Villeurbanne sur les discriminations raciales et sexuelles dans l’accès au crédit bancaire. Ses résultats sont très choquants et prouvent que les banques doivent se saisir à bras le corps du sujet. J’ai fait partie du comité scientifique de ce testing, et en ai suivi les différentes étapes. Il faut signaler qu’il est extrêmement difficile en France d’avoir des données sur les différences d’accès au crédit, y compris sur des critères moins « chauds » que celui des discriminations raciales. Ainsi, on ne sait pas si les femmes ont plus de mal à obtenir des crédits que les hommes, ni si l’âge, le lieu d’habitation ou même le niveau de revenu entrent en jeu (la banque de France a récemment publié une étude sur les différences d’accès et de coût du crédit selon le niveau de revenu, qui était une première, et dont les auteurs soulignent les limites dues à l’imprécision des données). L’enquête de Villeurbanne est la première tentative de mesure des discriminations raciales sur le crédit bancaire en France. la méthode du testing semblait la seule possible, tant les données sont inexistantes en France, principalement car les statistiques ethniques n’y existent pas, mais aussi car les données sur les pratiques bancaires leur sont internes. Aux Etats-Unis, où les données sont bien plus disponibles, de nombreux travaux s’intéressent à l’accès au crédit, selon de multiples facteurs, et la littérature sur ce sujet est extrêmement riche. En France, malheureusement elle n’est pas développée car les banques et leurs pratiques ne peuvent être analysées que par des méthodes qualitatives (observations, entretiens), qui sont certes très riches mais ne permettent pas de mesurer les différences de traitement reçus par les différents groupes.

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La méthode du cabinet ISM Corum a consisté à faire deux groupes de testeurs, les uns pour le crédit immobilier et les autres pour le crédit à la création d’entreprise. Le premier groupe réunissait un homme « supposé sans origine migratoire » et un homme « supposé d’origine subsaharienne ». Le deuxième groupe était constitué d’un homme « sans origine migratoire », d’un homme « supposé d’origine maghrébine » et une femme « sans origine migratoire ». Pour chaque groupe, les dossiers avaient été soigneusement préparés pour être quasiment identiques en termes d’âge, d’insertion professionnelle, de niveau de revenu, et des projets équivalents en termes de montant emprunté et d’apport personnel. De façon très naïve, je pensais que les différences seraient plus accentuées pour le deuxième groupe que pour le premier, car la distribution de crédit immobilier est très standardisée. Or, les écarts sont presque supérieurs pour le crédit immobilier que pour le crédit à la création d’entreprise. Même si là encore, il vaut mieux dans tous les cas être un homme blanc (quelques tableaux extraits du rapport ci-dessous concernant le crédit immobilier).

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J’ai ressenti une très grande violence en lisant les résultats. D’un point de vue statistique, les candidats « non-blancs » sont quasiment systématiquement moins bien traités à toutes les étapes, depuis la prise de rendez-vous, en passant par l’accueil en agence, le temps passé par les conseillers, les informations fournies et bien sûr la proposition ou non de faire un crédit et le taux proposé. Mais il y a aussi toute la question de l’ « accueil », le fait de se faire offrir ou non un café (Il n’a jamais été proposé au testeur noir, quand le testeur blanc en a eu un à chaque rendez-vous), mais aussi d’être reçu dans un bureau ou juste dans le hall, et bien sûr, pour le candidat noir, l’exigence d’une pièce d’identité. Le principe du testing est que l’on fabrique de « faux documents », ici bulletins de paie et différentes factures, mais cela n’implique pas de faire de faux papiers, donc aucun candidat n’avait de pièce d’identité à faire valoir. Plusieurs fois il a été dit au candidat noir que la politique de l’agence était de ne jamais accepter un client sans carte d’identité, jamais cette impossibilité n’a été opposée au candidat blanc.

Le rapport complet est disponible ici. La présence du défenseur des droits lors de la conférence de presse présentant le rapport aujourd’hui était un signe que la question est prise au sérieux. La fédération des banques françaises a eu une Résultats de recherche d'images pour « discrimination crédit villeurbanne »réaction décevante mais peu surprenante : elle considère que les données ne sont pas suffisamment scientifiques. Le testing est en effet une méthode aux nombreuses limites, en particulier, étant donné la lourdeur du dispositif (constituer des dossiers équivalents, trouver des testeurs qui apprennent leur rôle, et ensuite prendre des rendez-vous comparables, dans les mêmes agences), le nombre de cas est forcément restreint. Pour autant, sur une trentaine de tests pour le crédit immobilier comme pour le crédit à la création d’entreprise, donc plus de 90 rendez-vous en tout, les résultats vont toujours dans le même sens. En outre, pour avoir suivi l’enquête, elle a été minutieusement préparée, réfléchie, les données ont été recueillies en respectant toutes les règles méthodologiques. Cette enquête est donc extrêmement sérieuse, et ses résultats invitent à poursuivre les recherches sur la question, et à demander aux banques de réfléchir à la façon dont de tels résultats sont produits structurellement. En effet, ces discriminations ne sont pas le fait de quelques employés “brebis galeuses”, mais bien d’un fonctionnement général des agences bancaires, sinon les résultats ne seraient pas aussi tranchés.

Ce testing, comme ceux qui ont pu être faits sur l’accès à l’emploi et au logement, montre une fois de plus que les discriminations raciales ne recoupent pas des différences de classe. La situation socio-économique des testeurs a été travaillée pour être identique, donc la seule différence qui reste est celle de la couleur de peau, et du genre, dans le cas du crédit à la création d’entreprise, qui testait aussi la différence hommes/femmes.

Résultats de recherche d'images pour « rue de paris »Les effets sociaux et économiques du non-accès au crédit sont loin d’être négligeables : ne pas pouvoir démarrer une entreprise, ne pas pouvoir acheter un logement non seulement heurte le sens de la justice des personnes et leur donne le sentiment d’être symboliquement rejetées de la société, mais cela a des effets réels sur leur situation économique et celle de leurs enfants. A l’heure où l’on discute des inégalités économiques et de leur reproduction, l’importance d’un équitable accès au crédit doit être pleinement reconnue.

Pourboires

Aux Etats-Unis, il faut donner des pourboires (ce post est dédié à mon amie Carinne, témoin d’une des plus grandes hontes de ma vie, il y a quelques années dans un « bar cool » de Los Angeles). C’est l’une des premières règles que l’on apprend avant même de se rendre aux USA. Il m’est par ailleurs fréquemment arrivé que mes amis Américains me la rappellent l’air de rien, sachant sans doute la réputation des Français qui ne « tip » jamais https://img.buzzfeed.com/buzzfeed-static/static/2014-06/29/11/enhanced/webdr11/original-3165-1404054756-14.jpg?downsize=715:*&output-format=auto&output-quality=autosuffisamment. Ceci dit, la mise en œuvre nécessite un peu d’expérience : à qui, quand, comment, et surtout combien ? CNN propose ici un « U.S. tipping guide », assez utile, et qui rappelle notamment que la pratique a été controversée au point d’être bannie dans 6 Etats au début du 20e siècle. Elle relève toutefois désormais de l’évidence, avec environ 40 Milliards de dollars annuels de tip rien que pour les restaurants. Pourtant, les voix sont toujours nombreuses pour demander que les personnes payées au pourboire reçoivent un salaire supérieur de leur employeur, et que des taxes s’appliquent sur celui-ci. Ce salaire fixe est en fait très variable selon les Etats, la loi sur le salaire minimum offre la possibilité de mettre en place un « tip credit », qui diminue d’autant le salaire horaire obligatoire (celui chute alors à 2,13 dollars). Certains Etats n’appliquent pas ce système et imposent un salaire minimum équivalent aux autres emplois. C’est en Californie que les serveurs sont le mieux lotis, si l’on peut dire, avec un salaire minimum de 10, 50 dollars dans les entreprises de plus de 26 salariés.

Reste à savoir combien donner. 10, 15, 30 % ? Le système est bien rodé dans beaucoup de restaurants, qui avec la note proposent des montants de tip au choix, 15%, 20%, 25%. Le tip ne nécessite d’ailleurs pas de cash, on ajoute sur le ticket de carte bancaire le montant que l’on souhaite laisser.

Il existe des travaux d’économie sur la question du pourboire, qui permettent de dire qui donne plus, à qui, dans quelles circonstances. C’est assez instructif. Par exemple, on donnerait moins aux serveurs qui restent droits qu’à ceux qui se fléchissent pour être à la hauteur des clients. De même porter du rouge attirerait davantage de rétribution. Cela contribue d’ailleurs à mettre de l’eau au moulin des opposants du pourboire, qui jugent la pratique discriminatoire – les enquêtes montrent en effet que le montant laissé varie selon des critères qui ne pourraient être plaidés devant les prud’hommes. Mais surtout, l’enjeu est la rémunération des personnes, qui est démontrée être plus basse lorsqu’elle est essentiellement basée sur les pourboires, sans compter l’absence de couverture sociale lié à ce mode de paiement.

ban tipping

Du point de vue de la sociologie de l’argent, la pratique du pourboire est intéressante, car il s’agit d’une forme de paiement qui distingue l’achat de bien de l’achat de service. En outre, le pourboire est de l’argent qui va directement à la personne qui le reçoit, contrairement à la plupart des paiements que l’on effectue dans la vie quotidienne pour lesquels nous payons via un employé, qui reçoit ensuite son salaire de son employeur (c’est le cas au supermarché par exemple). Ainsi, donner un pourboire nécessite une forme de mise en scène : on le donne parfois directement dans la main, pour les chauffeurs de taxi, mais très souvent on le pose, sur une table, dans une enveloppe, ou dans un pot à côté de la caisse (parfois affublé d’un petit message invitant avec humour le client à être généreux), dans les lieux de self-service notamment.

Plusieurs sociologues ont travaillé en France sur ce que la rémunération par les pourboires fait au travail. Léonie Hénaut et Gabrielle Pinna parlent de « métiers à pourboire », tant pour elle le métier est transformé par la tension que crée la nécessité de satisfaire les clients pour obtenir le pourboire le plus élevé. Amélie Beaumont s’est fait embaucher comme groom dans un hôtel de luxe, et a montré la centralité des pourboires dans la vie des salariés d’hôtel. Non seulement explique-t-elle, il faut que le client soit content du service, mais il faut aussi que celui-ci soit visible (par exemple plutôt que de glisser un document sous la porte, frapper pour le donner en main propre). En ce sens, la hiérarchie des salariés d’hôtel correspond à celle de la proximité avec les clients et de la possibilité ou non d’obtenir un pourboire. Car un autre élément clé est que le client doit avoir le temps de donner de l’argent. Les personnes qu’elle suit sont passées maîtres en la matière, par exemple en téléphonant avant de monter apporter un paquet puis en marchant doucement pour laisser le temps au client de préparer son pourboire. Bien sûr, tout cela doit se faire avec tact, et jamais les employés ne doivent donner l’impression qu’ils attendent de l’argent, ni sembler donner trop d’importance à celui qu’on leur tend.

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Son analyse est encore plus intéressante en ce qu’elle montre que l’argent des pourboires est « marqué » par son origine. Il est dépensé très différemment de celui du salaire, comme un argent exceptionnel, qui sert à une consommation parfois luxueuse, se rapprochant de celle des clients. Notons que cette étude a eu lieu dans un hôtel français, les salariés reçoivent donc un salaire fixe bien plus élevé que celui de leurs équivalents aux Etats-Unis, il faudrait vérifier que ce marquage existe aussi lorsque le pourboire représente la majeure partie des revenus.

Les nouvelles formes d’emploi vont-elles changer la pratique du pourboire ou en sont-elles plutôt la continuité ? Les serveurs américains peuvent s’apparenter à des sortes d’auto-entrepreneurs, puisqu’ils doivent négocier avec chaque client le montant qui leur sera donné, et n’ont pas d’avantages sociaux associés à leurs revenus. D’ailleurs je ne sais toujours pas s’il faut donner un tip aux chauffeurs Uber ou si celui qui est compris dans l’appli suffit. Il serait intéressant de savoir s’ils reçoivent autant de pourboire que les taxis traditionnels, car l’interface de l’application limite la pression sociale à donner. Un sujet à creuser.

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A quel prix ?

Quelqu’un m’a dit il y a peu : ce pays va mourir des « fees ». Il s’agit de tous ces frais ajoutés aux prix annoncés. Par exemple, j’ai acheté des places de concert, en plus du prix, il fallait ajouter 15 dollars par billet pour « traitement » du dossier. J’ai aussi acheté des billets d’avion, et je m’y suis reprise au moins quatre fois pour réussir à comprendre le prix, à comparer les offres, et à pouvoir prendre un sac en cabine et un autre en soute sans que le prix ne soit multiplié par deux. Je vous passe les packs exceptionnels proposés sur le site et la façon dont les informations étaient savamment obscurcies, mais chacun connaît le stress de ces réservations impossible à annuler et dont on craint qu’elles ne soient plus disponibles si l’on ne les prend pas tout de suite. Là-dessus les Etats-Unis ne sont pas originaux, même si le processus y est encore plus poussé qu’ailleurs. Ce qui est plus étonnant pour un français, c’est que la TVA n’est pas incluse dans les prix affichés, de sorte que le prix que l’on paye à la caisse est toujours supérieur, selon un pourcentage qui diffère selon l’Etat dans lequel on se trouve, mais aussi selon la ville, certaines ajoutant une taxe locale. En outre, il y a les pourboires. Bref, il y a une incertitude permanente sur le prix des choses.

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La question des prix est importante dans l’analyse des inégalités : d’abord les prix ne sont pas les mêmes pour tous. Là-dessus, il y a l’ouvrage pionnier de David Caplovitz de 1963, dont le titre résume la thèse : The Poor Pay More. Analysant la consommation des habitants des housing projects (HLM) de New York, Noirs et Latinos, Caplovitz montre qu’ils ne sont pas seulement exploités dans le champ de la production (selon l’approche marxiste classique), ils sont aussi des consommateurs exploités, car ils n’achètent que dans leur quartier, le reste de la ville leur étant hostile, et les commerçants du quartier leur faisant crédit. Les biens y sont de moins bonne qualité et plus chers. Internet pourrait avoir changé cRésultats de recherche d'images pour « panier garni luxe cadeau »ela, toutefois, les entreprises ont des classes de consommateurs et ne leur proposent pas à tous les mêmes services. Les plus fortunés ont des services gratuits. Georg Simmel l’avait déjà dit en 1900 : la richesse rend la vie plus confortable pas seulement parce que l’on peut acquérir plus de biens, mais aussi parce que les riches sont traités avec déférence et reçoivent bien plus de cadeaux que les autres.

Outre les différences de prix, l’autre zone d’inégalités est celle de la stabilité des prix. Si ceux-ci sont instables pour tous (que l’on pense au « lean management » des prix des billets d’avion ou de train, voir là-dessus un article sur l’histoire des prix de SNCF), leur instabilité est plus forte encore pour les instables. Le prix pour l’économie monétariste est censé comporter l’ensemble des informations sur les biens mis en marché : c’est autour de lui que les acteurs se coordonnent, et l’économie considère que le prix reflète la valeur. La sociologie a depuis longtemps montré que l’équation prix = valeur ne fonctionne pas, tant la valeur est précisément une notion complexe et variable selon les individus et les sociétés. En revanche, le prix donne une valeur sur laquelle s’accorder. C’est ce qui fait la force de l’argent : contrairement à toutes les autres descriptions de la valeur, la valeur monétaire est compréhensible par tous, y compris par ceux avec qui l’on ne partage rien, ni langue, ni religion, ni aucune « valeurs ». La modernité rationnelle est en grande partie fondée sur cette idée que l’on peut construire une valeur partagée.

Si les prix sont mouvants, c’est ainsi un pilier très important de la vie collective qui est ébranlé. Comme le rappellent ici Luc Boltanski et Arnaud Esquerre « les prix constituent dans les sociétés complexes une composante essentielle de la réalité sociale ». La sociologie s’intéresse de plus en plus à la question des prix. Le livre d’Etienne Nouguez, La santé à tous prix, qui sortira à l’automne aux presses de Sciences Po, fera le point sur la sociologie des prix, à partir de l’analyse du marché du médicament générique. Il y montre que le fonctionnement du marché du médicament est loin de se réduire à la question des prix, puisque le médicament générique, théoriquement aux mêmes propriétés et moins cher, n’a pas loin s’en faut rayé de la carte les médicaments des marques.

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Le problème des fees n’est ainsi pas seulement que les choses coûtent plus cher, c’est que l’on n’est jamais sûr de leur prix, et l’on n’a pas la tranquillité d’esprit promise par l’économie monétaire, c’est-à-dire le fait que l’argent libère de la dette. En théorie, après avoir payé on ne doit plus rien. Or, l’instabilité des prix remet cela en question, et crée le sentiment que les choses se font en deux temps : on paie d’abord le bien ou le service puis l’on paie la possibilité de se libérer de sa dette. Cela est vrai pour accéder à son argent à travers un distributeur bancaire, ou un virement international, mais l’un des lieux où ils atteignent des sommets ce sont les cartes de crédit, qui affichent un taux d’intérêt, mais se payent par des fees extrêmement chers dès qu’il y a un dépassement de délai ou une anomalie, et qui sont la véritable source de gain des banques.