Le patrimoine des femmes

Les accusations de « comportements inappropriés » de Trump contre les femmes sont bien connues, et loin d’être derrière lui. Une partie des femmes américaines s’étaient mobilisées contre lui pendant la campagne. Mais à l’heure où la loi fiscale des Républicains est en train d’être votée, et sans doute acceptée dans ses grandes lignes, il apparaît que le président poursuit des pratiques de maltraitance des femmes dans un autre domaine : celui de l’économie. Les recherches de Mariko Chang sur les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes valent la peine d’être regardées de près, en ce qu’elles montrent la façon dont non seulement l’organisation du travail mais aussi la politique fiscale et la faiblesse des prestations sociales contribuent à ce que les femmes soient moins riches que les hommes.

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Les inégalités de revenu sont importantes aux USA : pour un dollar gagné par un homme, une femme ne gagne que 77,8 cents. Mais l’écart est encore plus spectaculaire pour le patrimoine. Il est très difficile de distinguer les richesses individuelles au sein des couples car les statistiques sont essentiellement établies pour les foyer et ce n’est que par approximation que l’on peut déduire les patrimoines réciproques de l’homme et de la femme dans les couples, même si Chang consacre un chapitre à montrer les arrangements, et la façon dont les hommes ont tendance à prendre en charge les grandes décisions. C’est pour cette raison que l’essentiel des chiffres fournis dans l’ouvrage concernent les personnes non mariées. Et l’écart entre homme et femme est faramineux : les femmes célibataires possèdent 36 % de la richesse des hommes célibataires (pour le dire autrement, quand les hommes ont 1 dollar, les femmes ont 36 cents). Ces écarts sont vrais à tout âge, en proportion ils diminuent avec l’âge, mais augmentent en valeur absolue. Et plus le revenu est élevé, plus la différence est forte en valeur absolue : lorsque les personnes gagnent moins de 20 000 dollars par an, la différence est de 240 dollars, lorsqu’elles gagnent plus de 80 000, elle est de 210 000 dollars.

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Comment l’expliquer ? D’abord par les différences de revenu : même si les femmes remontent la pente de ce côté-là, en particulier les femmes de moins de 25 ans, qui gagnent 95 % du salaire des hommes, l’écart reste, ce qui signifie que les hommes ont un surplus qu’ils peuvent faire fructifier. Toutefois, cette explication trouve sa limite dans le fait qu’à revenu égal, le patrimoine masculin se constitue plus vite que celui des femmes. Un facteur essentiel, qui revient de nombreuses fois dans le livre est le fait que les femmes sont mères, et que parmi ces femmes célibataires, nombreuses sont celles qui ont des enfants à charge, ce qui réduit d’autant leurs marges pour constituer un patrimoine. Mais là où les données étudiées par Chang sont les plus originales est qu’elle regarde la structure des revenus, pour expliquer pourquoi les hommes prennent ce qu’elle appelle le « wealth elevator », quand les femmes prennent l’escalier.

Pour la sociologie de l’argent, une telle approche est très importante, car si à la suite de Zelizer de nombreux travaux ont montré l’intrication de l’argent et de la famille, il s’agit ici de réfléchir à la dimension politique et sociale de la question. Comment dans le marché du travail, dans les politiques fiscales, dans la redistribution, l’organisation et les conceptions de la famille, produisent-elles des différences économiques ?

Trois domaines sont essentiels. D’abord celui des « fringe benefits », terme que les Américains utilisent beaucoup et qui est difficilement traduisible en Français et qui désigne les surplus au salaire versés à la discrétion des employeurs (charge sociale recouvre mal le terme, car les fringe benefits n’ont rien d’obligatoire et ne sont pas versés à l’Etat). Cela comprend les assurances santé et les versements sur les fonds de pension mais aussi par exemple la possibilité de prendre des jours de congé pour enfants malade. Tous les secteurs d’emploi ne sont pas aussi généreux, en particulier l’industrie (plus masculine), avec ses syndicats, offre de meilleures conditions. EnRésultats de recherche d'images pour « fringe benefits » outre, les employés à temps partiel sont souvent exclus de ces conventions. Les femmes étant plus souvent, en particulier pour les enfants, dans cette situation, elles se trouvent défavorisées de ce côté là, ce qui a des effets sur leur richesse à court et à long terme. Le deuxième domaine, qui pousse dans la même direction que le premier, est celui des déductions fiscales. L’Etat américain offre de généreuses déductions à deux catégories de dépenses : les intérêts d’emprunt immobilier et les versements sur les plans de retraite. Les hommes en sont davantage bénéficiaires. Pour les emprunts immobiliers, cela s’explique de deux façons : d’abord les hommes ont des maisons plus grandes, des emprunts plus chers, donc plus d’intérêts à déduire. Ensuite les hommes ont de meilleurs revenus, donc bénéficient plus des déductions. Christopher Howard, dans The Hidden Welfare State a calculé qu’en 1995, l’Etat américain a dépensé 69,4 milliards en subventions pour les pensions Résultats de recherche d'images pour « the hidden welfare state »plans et 53,5 pour les intérêts d’emprunts immobiliers, contre 26,6 milliards pour les food stamps et 17,3 pour les familles avec enfants. En moyenne les hommes bénéficient davantage des deux premiers et les femmes des deux seconds. Enfin, le troisième domaine où se creuse l’écart est celui des prestations sociales. Elles existent aux USA contrairement à ce que l’on peut croire parfois, il y a notamment une retraite de la sécurité sociale, qui nécessite d’avoir 35 années pleines, et des assurances chômages. Là encore, davantage d’emplois à temps partiel et les arrêts pour les maternités désavantagent les femmes.

L’auteur regarde aussi du côté des dettes : l’endettement américain a explosé ces dernières décennies, mais il y a dettes et dettes. Les dettes d’emprunt immobilier construisent un patrimoine, à situation économique égale toutefois, les femmes ont des crédits plus chers, elles ont 32% de chances de plus que les hommes d’avoir un crédit immobilier subprime, et les chiffres s’envolent si l’on observe les crédits reçus par les femmes noires ou hispaniques. Quant aux dettes de consommation, et particulièrement celles prisent sur les cartes de crédit, elles sont très chères et appauvrissent le foyer plutôt qu’elles ne constituent un investissement. Les femmes en souscrivent davantage. Et là c’est moins de richesse qu’il est question que de pauvreté, car, c’est une évidence, si les femmes sont moins riches, elles sont plus souvent pauvres, ce que Chang appelle “wealth poor”, c’est-à-dire sans aucun patrimoine ou avec des dettes supérieures aux possessions.

Enfin, le livre décrit la « motherhood wealth tax », et montre que les femmes perdent de l’argent quand elles deviennent mères, qu’elles quittent le marché du travail ou y restent. Si elles y restent, l’écart avec les salaires des hommes augmente de 4 % au premier enfant, de 12 % pour chacun des suivants, alors que les hommes voient au contraire un « bonus » de 9 % en moyenne pour la naissance d’un enfant. Cela s’expliquerait par les stéréotypes selon lesquelles une mère ne peut se consacrer pleinement à son travail quant un père au contraire, devant faire vivre sa famille, sera un employé parfait. En cas de divorce, les femmes, qui pour certaines avaient arrêté de travailler, se rendent compte de leur situation économiquement défavorable. Et pour l’ensemble, l’argent accumulé sur les fonds de pension, qui sera la source des revenus à la retraite sont moins élevés que ceux des hommes.

Capture d_écran 2017-12-05 à 05.40.22La France connaît des phénomènes similaires, simplement les écarts sont moins forts (l’INED estime que l’écart de patrimoine entre hommes et femmes est de 15 %, voire le tableau ci-dessus). Toutefois, comme aux USA, la conception de la famille où l’homme gagne le pain quand la femme reste à la maison, infuse les politiques économiques et sociales. Ou plutôt, comme aux USA, des politiques qui ne sont pas pensées comme liées au genre (des politiques qui défiscalisent tel investissement ou établissent des montants de transferts sociaux), le sont en réalité du fait d’une plus grande pauvreté des femmes, qui ont de plus faibles revenus du travail et plus de charges d’enfants. Les retraites des femmes sont plus faibles, pour les mêmes raisons qu’aux USA : moins d’années de cotisations, des interruptions pour les enfants, et un niveau général de cotisation plus faibles. Le seul domaine qui est moins spectaculairement défavorable est celui de l’assurance santé, mais il faudrait voir en détail ce qu’il en est. Des comparaisons terme à terme seraient intéressantes pour comprendre quels mécanismes font que l’écart est plus faible en France, on peut notamment penser à l’inégalité extrême que constitue l’accès ou non aux fringe benefits. Ne pas en avoir aux USA signifie n’avoir aucun filet de sécurité en cas de problème (ne serait-ce que le droit de s’absenter pour un enfant malade), et cela a un effet considérable sur la possibilité ou non de pouvoir stabiliser sa vie et épargner.

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Pour revenir à la réforme fiscale en cours, l’intérêt de la lire au prisme du genre est qu’en privilégiant ceux qui sont déjà dans la course, elle privilégie les hommes. Et privilégier les hommes, souligne Mariko Chang, c’est défavoriser les foyers féminins, où sont plus souvent élevés les enfants, c’est donc accentuer la transmission de la pauvreté.

Réformes fiscales

Alors que le parlement français discute du projet de loi de finance, il est intéressant de tracer un parallèle avec la réforme fiscale que les Républicains américains sont en train de mettre en œuvre. Les deux présidents nouvellement élus ont finalement des objectifs très similaires : faire revenir l’argent des entreprises parti off-shore (Apple, le champion, a 246 milliards au chaud), et éviter que plus ne s’en aille. Les réponses, avec des outils qui ne sont pas les mêmes se ressemblent, il s’agit dans les deux cas de baisser les impôts sur le territoire, afin de les mettre au niveau des pays les plus attractifs. Aux Etats-Unis, l’enjeu du vote va être de réduire le taux d’imposition des entreprises de 35 à 20% (en France le projet est de passer de 33% aujourd’hui à 28% en 2020).Résultats de recherche d'images pour « money off shore »

Evidemment, dans les deux pays, le débat est le même : cela aura-t-il un véritable effet ? Le risque est grand de vider les caisses de l’Etat « pour rien », car l’argent des entreprises est si mobile, et leurs capacités à bénéficier des niches fiscales telles, que les plus grosses arriveront toujours à payer moins d’impôts. Et finalement les Etats entérinent cet état de fait, en baissant les impôts du capital, tout en augmentant ceux du travail. Le phénomène décrit depuis les années 1990 ne fait que se renforcer : les immobiles paient pour les mobiles, et les immobiles détestent de plus en plus les mobiles (qui peuvent prendre des noms variables selon les périodes : capitalistes, élites, bobos, mondialistes, etc). Dans le cas de Trump il y a un bien sûr un paradoxe à voir celui qui a été élu par les « immobiles », qui voient leur travail être délocalisé, favoriser les mobiles, mais ce n’est pas faute de les avoir prévenus. Côté Macron, il y a plus de cohérence.

Mais le parallèle ne se limite pas aux entreprises : dans les deux cas les changements fiscaux touchent aussi les ménages, et les dirigeants affirment que ces lois ont pour objectif de favoriser les classes moyennes. La catégorie est suffisamment malléable pour justifier aussi bien les déductions fiscales envers des familles touchant de hauts salaires, que les hausses qui toucheront certaines catégories (aux Etats-Unis c’est le cas pour les familles nombreuses, dont les déductions vont être baissées). Certains groupes sont ainsi décrits comme suffisamment riches pour contribuer – les retraités en France par exemple – et d’autres comme trop pauvres pour faire partie des classes moyennes, et constamment décrites comme trop soutenues par l’aide publique.

Résultats de recherche d'images pour « gilded age buildings chicago »L’éditorial d’hier du NY Times dit les choses clairement : la réforme fiscale proposée par les Républicains est faite pour le « new gilded age », en référence aux années 1920, période de l’enrichissement gigantesque des industriels et d’inégalités extrêmes. Les courbes des économistes nous montrent que nous nous en rapprochons chaque jour un peu plus. C’est une réforme pour les 1%, et les 99% restant sont « dispensable ». C’est sans doute là qu’est le problème politique majeur, en Europe comme en Amérique du Nord : la répétition par les dirigeants politiques de la nécessité de faire des lois pour satisfaire ceux qui détiennent le capital, sans qui nous dit-on rien n’est possible, ni croissance, ni emplois, ni investissements publics ni même savoir (car l’avenir est dans la recherche – en entreprise), donne le sentiment que le reste de la population ne compte pas, doit se soumettre et remercier.

Un autre élément qui rappelle le début du 20e siècle, est que l’on parle de déductions fiscales pour les entreprises, mais pas seulement : il s’agit de plus en plus d’individus. En France, l’ISF en est le symbole. En décidant de ne plus taxer les patrimoines investis en bourse ou dans des entreprises, on voit bien Résultats de recherche d'images pour « vanderbilt family »que l’idée que la finance « n’a pas de visage », ou que le capital des entreprises n’est contrôlé par personne, seulement par les marchés, ne tient pas vraiment. Il y a bien des individus dont la richesse est telle qu’elle influence le fonctionnement de l’économie, et les gouvernants veulent prendre soin de ces familles-là. Là aussi, on a des formes de retour aux premiers âges du capitalisme. Aux Etats-Unis, la taxation de l’héritage, qui a pu être très élevée, car l’héritage est perçu comme orthogonal aux valeurs du rêve américain où la course à la réussite serait rejouée à chaque génération, a été considérablement amoindrie ces dernières années. Ainsi, pour commencer à payer le premier dollar d’impôt, il faut que l’héritage dépasse 5,5 millions de dollars. La réforme actuelle vise à faire passer ce seuil à 11 millions de dollars. Le niveau de taxation a lui aussi diminué.

Bien sûr, les Etats-Unis et la France ont des histoires fiscales très différentes. La sociologie Monica Prasad a montré notamment que les Américains ont depuis les années 1920 mis en place une lourde taxation de la richesse, très poRésultats de recherche d'images pour « monica prasad the land of too much »pulaire, car touchant peu de monde, et cohérente avec la vision méritocratique du pays. Cette taxation de la richesse était portée par les Etats ruraux, qui en revanche luttaient contre la mise en place d’impôts sur les biens, expliquant que les taux de TVA soient toujours très faibles aux Etats-Unis. En revanche, en France, la taxation de la richesse a été vue comme une ingérence autocratique de l’Etat central, et les impôts se sont davantage centrés sur la taxation de la consommation (notamment car la France, comme l’Europe était à cette époque importatrice de matières premières agricoles, alors que les USA connaissaient la surproduction). Monica Prasad explique ainsi que lorsque dans les années 1970 les impôts ont été décriés, et que les taux d’impôts sur le revenu ont chuté (voir le graphique de Piketty), l’Etat n’a pu se tourner vers d’autres ressources, il s’est appauvri, a augmenté sa dette et baissé la protection qu’il apportait aux citoyens. Alors que l’Etat français a lui maintenu des taux de TVA élevés, impôt moins visible et bien moins discuté en France.

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Ces histoires nationales continueront-elles à dessiner des paysages fiscaux différents, ou la rapidité de circulation des capitaux qui ne fait que croître condamnera-t-elle tous les Etats à avoir des politiques identiques, au nom des risques d’évasion fiscales ? Ces politiques convergent vers un abaissement des impôts, et forcément une baisse de pouvoir des Etats, puisque ce qu’ils ne peuvent plus payer devra être délégué.

L’argent des riches

J’avais fait un post il y a quelques temps sur les gestionnaires de fortune, et je m’aperçois que la question de l’argent des riches est de plus en plus prégnante aux Etats-Unis. Un ouvrage vient de sortir sur la question : Uneasy Street. Son auteur, Rachel Sherman, assistant professeur à la NY School, avait publié un essai dans le NY times il y a quelques semaines qui présentait les grands résultats de son enquête auprès de « Wealthy New Yorkers », qu’elle a interrogés sur leurs façons de gérer leur argent, et leur culpabilité.

Les ouvrages sur la très grande richesse prennent souvent le risque d’être fascinés par leur objet, et il est d’ailleurs frappant que les chercheurs qui s’y aventurent évoquent presque toujours d’importantes difficultés d’accès à ce monde fermé, tout en montrant que la difficulté est plutôt dans le fait de se faire recommander. Les interviews sont ensuite souvent relativement faciles, avec des personnes qui ont un rapport réflexif à leurs pratiques et parlent aisément. Cela n’est pas toujours aussi simple avec des interviewés en difficultés financières, qui s’effondrent quand on leur demande de raconter leurs déboires, ou espèrent que l’enquêteur pourra leur prodiguer des conseils.

Quoi qu’il en soit, ce qui me frappe dans la façon dont ce livre se présente, c’est l’insistance sur l’aspect psychologique de la richesse : l’ouvrage s’ouvre sur le cas de conscience d’Olivia, qui vit dans un penthouse à New York mais l’assume mal vis-à-vis de ses amis et a fait changer sur l’ascenseur le bouton « PH » pour mettre un numéro d’appartement. Ainsi, l’auteur s’intéresse aux « dilemmes » que posent le lien entre l’argent et l’identité pour ces très riches. Ma première réaction face à ce projet, je dois le confesser, est d’en être irritée. N’y a-t-il d’autres sujets plus importants auxquels consacrer du temps ? S’intéresser à l’argent des riches non en montrant les inégalités qu’il produit et la façon dont il échappe au pot commun, mais en soulignant les difficultés psychologiques de ses détenteurs me paraissait une façon peu utile de participer au débat politique. Cela ne conduit-il pas à s’extraire des questions structurelles, qui sont pourtant la justification première de ceux qui étudient les mondes des « dominants », pour parler comme la sociologie classique ?

L’ouvrage s’intéresse à la vision symbolique de la richesse, à la façon dont celle-ci peut être perçue comme liée à la facilité et la paresse, mais aussi admirée comme lRésultats de recherche d'images pour « piketty capital in the 21st century »e résultat d’un talent particulier ou d’une vie professionnelle réussie. L’auteure considère que le mouvement « Occupy Wall Street », puis le livre de Piketty – que beaucoup de ses interviewés ont sans doute dans leur bibliothèque – ont conduit à une vision négative des plus riches, et se demande comment ses interlocuteurs affrontent cette critique. A New York, la plupart – mais pas tous – de ses interviewés sont démocrates, ce qui augmente leurs contradictions personnelles. Ils vivent aussi dans l’une des villes les plus inégalitaires du pays, où les prix des logements sont stratosphériques, envoient leurs enfants dans des écoles maternelles dont les tarifs sont équivalents à ceux des universités d’élite, et suppriment les étiquettes sur ce qu’ils achètent pour que leur femme de ménage ne voit pas que leurs baguettes coûtent 6 dollars.

La description des niveaux de vie et pratiques de consommation de ces familles est à mes yeux l’apport central de cet ouvrage car elle montre la nécessité de revenus extrêmement élevés pour mener une vie que les interviewés qualifient de “normale”, au sens de proche du modèle de la classe moyenne : un logement agréable, une bonne école et des loisirs.

Résultats de recherche d'images pour « 432 park avenue »

Petit ajout personnel : j’ai été le week-end dernier à New York, je n’y avais pas été depuis très longtemps, et ne connaissais pas cette nouvelle tour, 432 Park avenue, qui dépasse toutes les autres, et est constituée d’un appartement par étage. Le moins cher vaut 17 millions de dollars, sans compter les 15 000 dollars mensuels pour les taxes et l’entretien. En fait, les projets immobiliers de ce type se multiplient dans la ville, et matérialisent les inégalités avec le plus grand raffinement architectural.

Rachel Sherman considère que l’évolution réside dans ces conflits moraux que ressentent les plus riches, qui il y a encore quelques décennies étaient beaucoup Résultats de recherche d'images pour « dallas tv series »plus à l’aise avec leurs privilèges. A partir de ces interviews, elle dessine la façon dont ces personnes se décrivent comme des « gens biens ».

La sociologie des émotions connaît un succès croissant aux Etats-Unis, comme moyen de compléter ou de combattre le structuralisme, dans un monde sociologique souvent très mathématisé, qui fait des modèles statistiques avec les expériences individuelles. Toutefois, cette sociologie montre aussi une « hiérarchie » sociale des émotions : pour le dire vite, les émotions des plus favorisées sont socialement plus valorisées et prises en compte que celles des autres. Et on ne peut s’empêcher de se demander si cet ouvrage ne participe pas à cette inégalités du droit de cité des émotions : le titre du livre « uneasy street », est un jeu de mot construit à partir de l’expression « easy street », qui désigne ceux qui ont une vie facile. Et l’auteur nous dit que ce n’est pas le cas, car ces personnes sont anxieuses.

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Cet ouvrage pourrait aussi être vu comme une approche de sociologie pragmatique : cette sociologie (à laquelle je me sens appartenir, malgré ses débats internes) entend restituer les appuis moraux des acteurs, en considérant qu’il faut se garder de leur prêter des intentions, et que le travail sociologique consiste précisément à comprendre pourquoi les personnes font ce qu’elles font. Mais cette sociologie ne se construit pas sans critique : restituer les raisons morales des acteurs doit servir à comprendre comment le monde social et économique est organisé et sur quoi faire porter la critique. Ainsi, ce que nous apprend cet ouvrage est que la critique frontale de la richesse par l’évocation des inégalités crée de l’anxiété mais ne produit pas de transformations structurelles. Il serait donc intéressant de comprendre comment cette anxiété se traduit en actions politiques et économiques. Le livre de Brooke Harrington sur les gestionnaires de fortune montrait l’une des possibilités : la mise à l’abri de la richesse. Quelles sont les autres ?

En conclusion, ce livre démontre que ce ne sont pas les riches qui luttent contre les inégalités, et que même si ce sont des gens biens, c’est d’autres groupes que viendront les changements.

High-Net-Worth-Individuals

J’ai appris la semaine dernière l’acronyme HNWI pour High-Net-Worth-Individuals. Je suis très en retard, il existe depuis plus de 10 ans. Il a été inventé dans le monde de la finance. J’adore ces créations de la langue anglaise – souvent venus du marketing, ça casse un peu le romantisme d’une langue qui spontanément se réinventerait chaque jour, mais ça reste un jeu linguiste très amusant.

Une traduction française synthétique d’HNWI serait « riches », mais là il faudrait définir la richesse (quels seuils ? Revenus ou patrimoine ? Niveau de vie ou mesure monétaire ? etc), je n’ouvre pas cette boîte de Pandore. Donc, tentons une traduction plus littérale : individus disposant d’un haut patrimoine. La limite dans le monde de la finance pour être un HNWI est d’avoir 1 million de dollars d’actifs à investir – donc, hors actifs immobiliers. Mais nous savons que le monde des hauts patrimoines est à la fois concentré (peu de personnes en détiennent une part gigantesque) et dispersé, c’est-à-dire que les plus fortunés des détenteurs de haut patrimoine possèdent plus de 1000 fois ce qu’ont les moins fortunés des plus riches (j’espère que c’est clair. Je mets un graphique pour illustrer). Pour rendre la catégorie HNWI plus opérante, les financiers ont donc inventé une sous(ou plutôt sur)-catégorie : celle des UHNWI, les Ultra-High-Net-Worth-Individuals, qui ont au minimum 30 millions d’euros à placer. Ils sont un peu moins de 180 000 sur Terre, quand les millionnaires sont environ 18 millions.

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Si la finance a inventé ce terme, c’est que ces personnes très riches sont l’objet d’une attention particulière : celle des banques privées. Elles ont toujours existé, mais elles se développent à toute allure depuis une vingtaine d’années. Les banques traditionnelles ont désormais toute une branche privée, les étudiants qui se forment aux métiers de la banque se ruent sur les formations « gestion de patrimoine », mais surtout, ces milliards font l’objet d’une ingénierie financière sans précédent. La sociologue Brooke Harrington a récemment publié Capital Without Borders qui est une enquête sur les « wealth managers », les gestionnaires de fortune, qu’elle est allée Résultats de recherche d'images pour « capital without borders »interroger dans 18 pays, dont nombre de paradis fiscaux, et qui lui ont raconté comment ils mettent l’argent des ultra-riches à l’abri. Elle explique que les plus riches cherchent à se protéger de trois risques : la fiscalité, leurs créanciers et la dilapidation par des membres de la famille (enfant dépensier ou divorce coûteux). Il faut y ajouter les risques de spoliation et de corruption dans les pays où comme le note avec ironie l’auteure, les richesses y ont précisément été construites en ne respectant aucune règle, mais il faut ensuite les en protéger.

Pour y parvenir, les financiers, globalement, rendent l’argent intraçable à l’aide de sociétés écrans, mais surtout de trusts, vieux système britannique inventé du temps où les chevaliers partaient aux croisades et destiné déjà à protéger leurs fortunes de tous les malheurs potentiels. Le principe du trust est que le bénéficiaire n’est plus propriétaire de ses avoirs et n’a aucun droit sur les choix d’investissements qui y sont fait. En revanche, il est bénéficiaire des dividendes. C’est un moyen idéal pour ne pas payer d’impôts mais aussi pour se déclarer en faillite et ne pas rembourser ses créanciers. Et il est possible de créer des trusts pour chaque membre de la famille.

Le livre d’Harrington est très intéressant sur son aspect politique : elle explique que les wealth managers vont jusqu’à participer à l’écriture des lois des pays dans lesquels ils officient. Leur rôle est de connaître les systèmes fiscaux et financiers de tous les pays du monde, afin de placer l’argent de leurs clients aux meilleurs endroits selon leurs besoins (acheter une maison à Londres, un yacht, garantir l’avenir des enfants conçus hors mariage, etc). Ils conseillent donc les législateurs sur la meilleure façRésultats de recherche d'images pour « bankers goldman sachs »on « d’attirer les capitaux », c’est-à-dire le plus souvent, sur la meilleure façon de diminuer voire d’abolir toute fiscalité. Cela se fait au détriment des habitants de ces pays – les seuls à continuer à payer des impôts – y compris dans les paradis fiscaux, où les Etats ne prélèvent quasiment plus aucune taxe sur les capitaux qui y circulent, et comme ailleurs diminuent les prestations sociales et les investissements publics. Comme le dit l’un des gestionnaires interrogés : ce sont les immobiles qui paient pour la mobilité des capitaux. Pour Harrington, lutter contre ces fuites de capitaux ne se fera qu’en s’intéressant à ces intermédiaires que sont les gestionnaires de fortune, pour les pousser à utiliser leurs compétences non à disperser les fortunes pour les rendre inatteignables, mais à les réintègrer dans l’économie et les circuits d’argent nationaux, y compris ceux de la fiscalité.

Résultats de recherche d'images pour « occupy wall street »Ce monde de la très grande richesse est en train de devenir un sujet d’intérêt pour la sociologie, qui longtemps a plutôt été vue comme une discipline s’intéressant aux plus pauvres. C’est une des preuves du sentiment généralisé que l’enrichissement sans fin d’une infime partie de la population mondiale, qui ne s’est pas arrêté en 2008, bien au contraire, provoque l’appauvrissement de tous les autres, et est au cœur de l’organisation des sociétés contemporaines et sans doute futures.